Luxemburger Wort

Dans la tête

- Gcarre.carre@gmail.com Par Gaston Carré

Ma coiffeuse me demande si je suis encore actif. «Actif», oui, c’est le mot qu’elle a employé. Je suis perplexe. C’est une question ambiguë me semble-t-il. Je suis à deux cheveux de lui demander de préciser, actif à quel point de vue, quand enfin je comprends. Elle est gentille ma coiffeuse, elle me fait la conversati­on, et pour dire quelque chose elle me demande si je suis actif encore, sur le plan profession­nel s’entend.

C’est gentil, oui. Mais sa question contient la réponse. Si elle prend le risque de la poser c’est que la probabilit­é est grande que je ne le fusse plus, actif, à partir de quoi l’on peut tenir pour acquis que je fais mon âge. Relevons ici une criante discrimina­tion de l’homme, encore une, car aux dames on dit qu’elles ne le font pas, leur âge, tandis qu’aux hommes on demande s’ils sont actifs encore, sous-entendu je vois bien que vous les faites, vos 65 ans.

Croyant bien faire, ma coiffeuse donc m’apprend que je suis vieux. Je l’ignorais. J’étais convaincu d’être jeune. Je me tartine de crèmes, caudali caudala, sérums pur jus et «premiers crus», pour «sublimer» le visage et «restaurer son ovale», si t’en mets trop t’as une tête d’oeuf. Me voyant défrisé, ma coiffeuse veut me rassurer: «l’essentiel est de rester jeune dans la tête». Qu’importent les articulati­ons corrodées et la pompe épuisée pourvu qu’on reste jeune dans la tête, c’est vrai, je lui montre ma prothèse auditive avec réglage bluetousse à partir de mon aphone, pour dire comme je suis branché, jeune dans la tête.

C’est remarquabl­e, la difficulté que les vieux éprouvent aujourd’hui à se percevoir tels. Même à 80 ans, ils n’ont pas remarqué qu’ils sont âgés, ce pourquoi ils vous disent qu’il n’y en a plus, de vieux. Avant il y avait les jeunes, l’âge mûr puis les vieux, puis les vieux sont devenus «troisième âge», puis les séniles sont devenus «seniors» et maintenant il n’y en a plus, de vieux, ce sont eux du moins qui le disent. Les autres, eux, disent que vous n’avez pas changé, et quand vous avez le dos tourné «il a pris un coup de vieux». Mais c’est de plus en plus rare les vieux qui donnent des coups, ils sont tous en maisons de retraite, qui en échange de leur pouvoir d’achat leur permettent de regarder la télé pour «rester en contact avec la réalité» – le samedi il y a conférence virtuelle, la famille par bluetousse.

Je le dis à ma coiffeuse: dans ma tête j’ai toujours 16 ans. Le samedi soir, quand il est sur sa playstatio­n, j’«emprunte» la voiture de mon fils, je ramasse Alfred et Jhemp et on va en boîte, la boîte que Johny a montée dans sa cave, Johny a la totale de Motörhead, un peu de beuh qu’il a chourée à sa petite-fille et à la fin on se fait une ligne, la ligne droite Frisange-Aspelt, no limit, 170 chrono en braillant «Born to be wild», à cinq heures du mat ça décoiffe, c’est ce que je dis à ma coiffeuse, que je suis resté complèteme­nt idiot.

C’est bien ce que je pensais elle répond. J’ai vu ça tout de suite, que vous êtes jeune dans la tête.

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