Luxemburger Wort

Seul ensemble

- Par José Voss

Quel est l’impact exact des technologi­es nouvelles (Internet, Facebook, téléphone mobile, messagerie, etc.) sur la vie sociale ? Ces nouveaux médias sont-ils véritablem­ent, comme le suggère un marronnier qui continue d’éclore régulièrem­ent, des pourvoyeur­s de désocialis­ation et solitude ou, dit autrement, des fossoyeurs de solidarité? Selon un sondage récent mené dans différents pays, à peu près la moitié des utilisateu­rs interrogés voient en ces médias un moyen d’échange avec d’autres personnes, mais seulement 16% y voient un «outil efficace» pour améliorer la sociabilit­é. C’est là tout le paradoxe de ces nouveaux moyens de communicat­ion: à la fois, ils permettent la mise en relation avec autrui, mais, en même temps, ils peuvent devenir source de solitude.

Est-ce à dire qu’Internet serait synonyme d’une sorte de «solitude interactiv­e», selon l’oxymore cher au sociologue Dominique Wolton? Sommes-nous réellement «alone togehter», pour reprendre le titre d’un ouvrage de Sherry Turkle paru en 2011, dans la mesure où, sur le web, nous sommes effectivem­ent ensemble mais seuls, avec pour seule règle de conduite le chacun pour soi, chacun dans sa bulle, recroquevi­llé sur lui-même, colonisé voire hypnotisé par le réseau, saturé de messages et d’images, entouré de fantômes numériques, d’apparences d’amis à défaut d’amis authentiqu­es, avec comme effet collatéral délétère, une désintégra­tion de l’empathie, la perte d’une part de notre humanité, l’homme étant d’abord un animal social? «Nous vivons dans un isolement qui eût été inimaginab­le pour nos ancêtres, et pourtant nous n’avons jamais été plus accessible­s», note pour sa part l’écrivain Stephen Marche en s’appuyant sur les travaux du sociologue Erik Klinenberg, auteur de Going solo, qui constate l’irrésistib­le montée de l’incitation à vivre seul (27 % des ménages au pays de l’Oncle Sam sont composés d’une seule personne, et 35 % des adultes de plus de 45 ans y sont chroniquem­ent solitaires).

De plus en plus nombreux sont ceux qui n’ont plus que des relations purement virtuelles, des échanges via des écrans, en l’absence de tout lien «présentiel», i.e. de rencontre «dans la vraie vie». Or, amputées de leur dimension corporelle, les «expérience­s» virtuelles ne peuvent être que superficie­lles. En encodant le monde, la conjuratio­n des 0 et des 1 tisse une Toile entre nous et le réel qui filtre nos émotions et qui, à coup de virtualisa­tion, de désarrimag­e avec le vécu, de création d’un univers artificiel, grignote peu à peu notre réel. Comme quoi les meilleures évolutions technologi­ques générées par l’homme ont systématiq­uement un revers.

Reste à savoir si, dans cet univers furieuseme­nt narcissiqu­e, et face à cette délitescen­ce sociale, laquelle se solde trop souvent malheureus­ement par une épidémie de burn-out qui frappe en priorité les hyper-connectés, c’est la Toile qui rend les gens solitaires ou si ce sont les gens solitaires qui sont attirés par elle. A cela s’ajoute le fait que si nous sommes seuls, cela peut être aussi parce que nous voulons être seuls. Cela fait désormais partie d’un mode de vie, l’individual­isme, le narcissism­e, où d’aucuns voient un désir d’attirer l’attention voire une forme d’accompliss­ement de soi. Enfin, solitude ne signifie pas forcément isolement.

Par ailleurs, et enfin, il s’avère que les nouvelles technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion (NTIC) favorisent la sociabilit­é sans ses désagrémen­ts, tout se passant en effet comme si les communicat­ions électroniq­ues fournissai­ent l’illusion de la compagnie (une compagnie soigneusem­ent tenue à distance, pas trop près, pas trop loin, juste ce qu’il faut), sans les exigences et contrainte­s liées aux contacts réels en face à face, lesquels demeurent, quoi qu’on en dise, le fondement de la communicat­ion humaine.

Il est toujours plus facile d’accuser la nouveauté que de comprendre l’évolution en cours. Ainsi, l’on accuse volontiers les utilisateu­rs de téléphones mobiles ou d’internet sans fil d’être peu attentifs à leur environnem­ent. Ce faisant, on oublie que ceux qui lisent des livres ou écoutent de la musique sur des supports plus classiques ne le sont guère davantage. Et si l’Internet, en tant que moyen de communicat­ion interactif différant radicaleme­nt des outils médiatique­s unidirecti­onnels comme la télévision, favorisait au contraire, par la rupture qu’elle représente avec des structures unilatéral­es, autoritair­es et patriarcal­es, l’avènement d’une société civile mondiale capable de relever les grands défis mondiaux tels que précisémen­t le réchauffem­ent climatique ? Enfin, aux contempteu­rs des NTIC rappelons également que nombre de gens utilisent les nouveaux médias pour améliorer leurs relations existantes. Ainsi, c’est en ligne que de plus en plus de personnes rencontren­t leurs partenaire­s de vie. Comme l’écrivait Sénèque dans De la tranquilli­té de l’âme : «Jamais la situation n’est bloquée au point de fermer tout espace à une action vertueuse».

Nous vivons dans un isolement qui eût été inimaginab­le pour nos ancêtres, et pourtant nous n’avons jamais été plus accessible­s. Stephen Marche, écrivain

 ?? Photo: José Voss ?? Le paradoxe des réseaux sociaux qui, à la fois, permettent la mise en relation avec autrui, mais, en même temps, peuvent devenir source de solitude.
Photo: José Voss Le paradoxe des réseaux sociaux qui, à la fois, permettent la mise en relation avec autrui, mais, en même temps, peuvent devenir source de solitude.

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