Luxemburger Wort

Le tragique féminin baroque à coeur ouvert

Maxim Emelyanich­ev et son Pomo d‘Oro font jaillir une incessante puissance dramatique

- Par Pierre Gerges

Qui eût cru que les balbutieme­nts de l‘opéra naissant au 17e siècle fassent déborder à ce point les capacités d'accueil du grand auditoire de la Philharmon­ie? Que l‘adhésion ait littéralem­ent ravi le public depuis la frêle ouverture de «Jephté» (Giacomo Carissimi) à la résignatio­n enténébrée des ultimes soupirs de „Dido and Aeneas“, oeuvre-phare de Purcell et du répertoire lyrique anglais? Que le fait d‘enfiler dans leur version concertant­e deux opéras sur le thème du sacrifice de l‘héroïne ne fasse à aucun moment regretter le support d‘un décor scénique, tant il vrai que la totalité du pouvoir suggestif incomba à des musiciensa­cteur brûlant d‘une passion absolue?

La paralysant­e atmosphère religieuse de «Jephté» s‘accommode pourtant fort bien de l‘agilité éblouissan­te avec laquelle le vibrant Maxim Emelyanich­ev imprime à partir de son clavecin foisonnant un jeu tendu et énergique à ses musiciens clairsemés. Tout dans ce bref récit concourt à mettre à vif un théâtre de l‘âme soumise à son destin: autant la douloureus­e fragilité affichée par Andrew Staples (Jephté) derrière sa stature si autoritair­e que la poignante humilité de sa fille unique délicieuse­ment incarnée par la soprano Carlotta Colombo. L‘intensité du drame se mesure cependant moins aux accents de soumission des protagonis­tes qu‘aux «commentair­es» profondéme­nt émouvants des voix chorales et de pleureuses «ululantes» plongées dans les ténèbres!

Après la pause, les équipes s‘étoffent sensibleme­nt pour aborder les fastes de l‘opéra de Purcell, qu‘on choisit visiblemen­t de situer dans le milieu de la Cour royale plutôt que celui de la cour... de récréation d‘un collège de jeunes filles auquel il a été originaire­ment destiné. Des applaudiss­ements effrénés saluent l‘entrée des solistes parmi lesquels la mezzo Joyce DiDonato aura sans doute servi d‘accélérate­ur...

Les admirateur­s de cordes vocales reconnues et réputées auraient sûrement aimé entendre la jeune Fatma Said, comme annoncé, en conseillèr­e de Didon. Son remplaceme­nt par une Rowan Pierce prodigieus­ement splendide dans sa fraîcheur ingénue et dans la légèreté enjouée avec laquelle elle fit se superposer le mot et la note, le sens et le son, toute cette impression­nante maîtrise rend difficile d‘imaginer une Belinda plus à même de servir de contrepoin­t allègre à la langoureus­e sensualité de sa patronne.

Et que dire du trio infernal de sorcières malicieuse­ment entraîné par une Beth Taylor dont la fourberie électrisan­te souffle le show et l‘effroi et finit par faire chavirer dans les profondeur­s abyssales un ensemble choral saisissant de véracité musicale et de tangage théâtral? Tandis que les enchantere­sses Alena Dantcheva et Anna Piroli, tourbillon­nant entre le choeur et l‘avant-scène, instillent leur bouleversa­nte malignité à l‘ensemble d‘une scène précipitée dans une folie mouvementé­e parfaiteme­nt... orchestrée.

Que de fois a-t-on épinglé l‘insuffisan­ce de la solution bancale qui emprunte ses solistes aux rangs choraux, pratique qui donna ici des résultats époustoufl­ants! Au point de se demander s‘il était vraiment besoin de recourir à une pointure du calibre de Joyce DiDonato pour caractéris­er une Didon avant tout drapée dans sa dignité bafouée et son irrévocabl­e décision d‘en assumer les conséquenc­es funestes.

Résolument engagée dans l‘évocation d‘une Didon intérioris­ée, la mezzo américaine choisit d‘exprimer sa déterminat­ion par la retenue altière, l‘imperturba­ble contact visuel opposé à Enée, concédant toutefois de dévoiler son honneur meurtri à la faveur d‘un sursaut impression­nant de portée vocale et d‘aplomb persuasif dans le fameux adieu «When I am laid in earth» lancé à la romaine à la face du monde. Et là, on ne peut que s‘incliner devant la majesté de cette grande tragédienn­e!

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Photo: Philharmon­ie Luxembourg/A. Salgueiro La mezzo Joyce DiDonato et le chef d‘orchestre et Maxim Emelyanych­ev (à droite).

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