Le tragique féminin baroque à coeur ouvert
Maxim Emelyanichev et son Pomo d‘Oro font jaillir une incessante puissance dramatique
Qui eût cru que les balbutiements de l‘opéra naissant au 17e siècle fassent déborder à ce point les capacités d'accueil du grand auditoire de la Philharmonie? Que l‘adhésion ait littéralement ravi le public depuis la frêle ouverture de «Jephté» (Giacomo Carissimi) à la résignation enténébrée des ultimes soupirs de „Dido and Aeneas“, oeuvre-phare de Purcell et du répertoire lyrique anglais? Que le fait d‘enfiler dans leur version concertante deux opéras sur le thème du sacrifice de l‘héroïne ne fasse à aucun moment regretter le support d‘un décor scénique, tant il vrai que la totalité du pouvoir suggestif incomba à des musiciensacteur brûlant d‘une passion absolue?
La paralysante atmosphère religieuse de «Jephté» s‘accommode pourtant fort bien de l‘agilité éblouissante avec laquelle le vibrant Maxim Emelyanichev imprime à partir de son clavecin foisonnant un jeu tendu et énergique à ses musiciens clairsemés. Tout dans ce bref récit concourt à mettre à vif un théâtre de l‘âme soumise à son destin: autant la douloureuse fragilité affichée par Andrew Staples (Jephté) derrière sa stature si autoritaire que la poignante humilité de sa fille unique délicieusement incarnée par la soprano Carlotta Colombo. L‘intensité du drame se mesure cependant moins aux accents de soumission des protagonistes qu‘aux «commentaires» profondément émouvants des voix chorales et de pleureuses «ululantes» plongées dans les ténèbres!
Après la pause, les équipes s‘étoffent sensiblement pour aborder les fastes de l‘opéra de Purcell, qu‘on choisit visiblement de situer dans le milieu de la Cour royale plutôt que celui de la cour... de récréation d‘un collège de jeunes filles auquel il a été originairement destiné. Des applaudissements effrénés saluent l‘entrée des solistes parmi lesquels la mezzo Joyce DiDonato aura sans doute servi d‘accélérateur...
Les admirateurs de cordes vocales reconnues et réputées auraient sûrement aimé entendre la jeune Fatma Said, comme annoncé, en conseillère de Didon. Son remplacement par une Rowan Pierce prodigieusement splendide dans sa fraîcheur ingénue et dans la légèreté enjouée avec laquelle elle fit se superposer le mot et la note, le sens et le son, toute cette impressionnante maîtrise rend difficile d‘imaginer une Belinda plus à même de servir de contrepoint allègre à la langoureuse sensualité de sa patronne.
Et que dire du trio infernal de sorcières malicieusement entraîné par une Beth Taylor dont la fourberie électrisante souffle le show et l‘effroi et finit par faire chavirer dans les profondeurs abyssales un ensemble choral saisissant de véracité musicale et de tangage théâtral? Tandis que les enchanteresses Alena Dantcheva et Anna Piroli, tourbillonnant entre le choeur et l‘avant-scène, instillent leur bouleversante malignité à l‘ensemble d‘une scène précipitée dans une folie mouvementée parfaitement... orchestrée.
Que de fois a-t-on épinglé l‘insuffisance de la solution bancale qui emprunte ses solistes aux rangs choraux, pratique qui donna ici des résultats époustouflants! Au point de se demander s‘il était vraiment besoin de recourir à une pointure du calibre de Joyce DiDonato pour caractériser une Didon avant tout drapée dans sa dignité bafouée et son irrévocable décision d‘en assumer les conséquences funestes.
Résolument engagée dans l‘évocation d‘une Didon intériorisée, la mezzo américaine choisit d‘exprimer sa détermination par la retenue altière, l‘imperturbable contact visuel opposé à Enée, concédant toutefois de dévoiler son honneur meurtri à la faveur d‘un sursaut impressionnant de portée vocale et d‘aplomb persuasif dans le fameux adieu «When I am laid in earth» lancé à la romaine à la face du monde. Et là, on ne peut que s‘incliner devant la majesté de cette grande tragédienne!