Ressentir pour mieux comprendre
Dans «Hidden Paradise» Alix Dufresne et Marc Béland nous montrent l’importance décisive d’une approche sensorielle de réalités qu’il nous faut percevoir, comprendre et affronter
«Hidden Paradise», les paradis fiscaux! Au théâtre? Oui, pour une bonne et juste raison. Nous le constatons: nombreuses sont leurs dénonciations par des partis politiques, des associations, nombreux sont les dossiers que leur consacrent les journaux ou des émissions télévisées d’investigation. Encore et encore. Des approches rationnelles, chiffrées, étayées de bons arguments logiques, des approches qui devraient nous convaincre. Et pourtant, si nous les entendons, nous les écoutons à peine. Alors que les filières ingénieuses de «l’optimisation fiscale» ont des conséquences délétères sur les décisions politiques qui affectent nos vies quotidiennes.
C’est ce que démontre brillamment, sur une chaîne de radio québécoise, une interview d’une petite dizaine de minutes d’Alain Deneault, un philosophe et sociologue qui s‘est particulièrement intéressé à ces paradis fiscaux. La démonstration est sans appel, impitoyable. Mais pareilles prises de position, nous en avons déjà entendu, nous acquiesçons et nous passons à autre chose.
Alix Dufresne et Marc Béland, deux Québécois eux aussi, ont conçu un spectacle qui va nous prouver qu’une autre approche est possible, qui nous interpellera davantage et mieux. Le point de départ de leur «performance» est justement l’enregistrement de l’interview radiophonique. Ils nous le font entendre dans un début de représentation plutôt inattendu: sur le plateau, Alix Dufresne et Frédéric Boivin, les deux interprètes, ont amené deux gros haut-parleurs qui diffusent toute cette interview. Debout, immobiles, ils écoutent, nous écoutons. Perplexité!
Mais voilà que, cette première écoute terminée, ils redisent le texte de l’interview, à la virgule, à l’hésitation près… mais en se livrant en duo à un étrange ballet aux gestes ralentis. Une fois cette seconde écoute terminée, dressés devant nous comme deux athlètes au départ d’une course, ils se mettent à réciter la même interview, prestissimo, virtuosement. Mais voilà que cette troisième écoute terminée, ils nous en proposent une autre version : dans un éclairage chaleureux, aux sons de cigales et d’oiseaux nocturnes, elle lui pose les questions de l’interview… Il ne répond pas… et c’est alors que nous nous surprenons à les faire nous-mêmes ces réponses. Nous connaissons déjà l’essentiel du texte. Ensuite, ils se lancent dans les pas d’une danse silencieuse. Et de nouveau, en nous, surgissent les questions et les réponses. Ensuite encore, tout se joue cette fois en play-back. C’est avec des mouvements – virtuoses encore – de son corps, étonnant contorsionniste, qu’il va répondre aux questions. Quant au son, il est de plus en plus déformé, saturé, jusqu’à être réduit à une stridence. Et nous, nous savons où ils en sont dans le déroulement de l’interview répétée.
Ce qu’ils nous ont démontré, ou plus exactement donné à vivre, c’est comment une autre approche que l’approche rationnelle d’un problème est non seulement possible, mais qu’elle est absolument efficace. Chacun dans le public a entendu, écouté, assimilé le message. Il ne l’oubliera pas, se souvenant de l’association conjuguée des mots, des sons, des mouvements. Oui, Alix Dufresne et Frédéric Boivin, performeurs remarquables, nous ont prouvé l’importance décisive d’une approche sensorielle de réalités qu’il nous faut percevoir, comprendre et affronter. Ils nous ont prouvé l’importance, au-delà du simple divertissement, du spectacle vivant!
Un spectacle qui prouve qu’une autre approche est possible.