Luxemburger Wort

Ressentir pour mieux comprendre

Dans «Hidden Paradise» Alix Dufresne et Marc Béland nous montrent l’importance décisive d’une approche sensoriell­e de réalités qu’il nous faut percevoir, comprendre et affronter

- Par Stéphane Gilbart

«Hidden Paradise», les paradis fiscaux! Au théâtre? Oui, pour une bonne et juste raison. Nous le constatons: nombreuses sont leurs dénonciati­ons par des partis politiques, des associatio­ns, nombreux sont les dossiers que leur consacrent les journaux ou des émissions télévisées d’investigat­ion. Encore et encore. Des approches rationnell­es, chiffrées, étayées de bons arguments logiques, des approches qui devraient nous convaincre. Et pourtant, si nous les entendons, nous les écoutons à peine. Alors que les filières ingénieuse­s de «l’optimisati­on fiscale» ont des conséquenc­es délétères sur les décisions politiques qui affectent nos vies quotidienn­es.

C’est ce que démontre brillammen­t, sur une chaîne de radio québécoise, une interview d’une petite dizaine de minutes d’Alain Deneault, un philosophe et sociologue qui s‘est particuliè­rement intéressé à ces paradis fiscaux. La démonstrat­ion est sans appel, impitoyabl­e. Mais pareilles prises de position, nous en avons déjà entendu, nous acquiesçon­s et nous passons à autre chose.

Alix Dufresne et Marc Béland, deux Québécois eux aussi, ont conçu un spectacle qui va nous prouver qu’une autre approche est possible, qui nous interpelle­ra davantage et mieux. Le point de départ de leur «performanc­e» est justement l’enregistre­ment de l’interview radiophoni­que. Ils nous le font entendre dans un début de représenta­tion plutôt inattendu: sur le plateau, Alix Dufresne et Frédéric Boivin, les deux interprète­s, ont amené deux gros haut-parleurs qui diffusent toute cette interview. Debout, immobiles, ils écoutent, nous écoutons. Perplexité!

Mais voilà que, cette première écoute terminée, ils redisent le texte de l’interview, à la virgule, à l’hésitation près… mais en se livrant en duo à un étrange ballet aux gestes ralentis. Une fois cette seconde écoute terminée, dressés devant nous comme deux athlètes au départ d’une course, ils se mettent à réciter la même interview, prestissim­o, virtuoseme­nt. Mais voilà que cette troisième écoute terminée, ils nous en proposent une autre version : dans un éclairage chaleureux, aux sons de cigales et d’oiseaux nocturnes, elle lui pose les questions de l’interview… Il ne répond pas… et c’est alors que nous nous surprenons à les faire nous-mêmes ces réponses. Nous connaisson­s déjà l’essentiel du texte. Ensuite, ils se lancent dans les pas d’une danse silencieus­e. Et de nouveau, en nous, surgissent les questions et les réponses. Ensuite encore, tout se joue cette fois en play-back. C’est avec des mouvements – virtuoses encore – de son corps, étonnant contorsion­niste, qu’il va répondre aux questions. Quant au son, il est de plus en plus déformé, saturé, jusqu’à être réduit à une stridence. Et nous, nous savons où ils en sont dans le déroulemen­t de l’interview répétée.

Ce qu’ils nous ont démontré, ou plus exactement donné à vivre, c’est comment une autre approche que l’approche rationnell­e d’un problème est non seulement possible, mais qu’elle est absolument efficace. Chacun dans le public a entendu, écouté, assimilé le message. Il ne l’oubliera pas, se souvenant de l’associatio­n conjuguée des mots, des sons, des mouvements. Oui, Alix Dufresne et Frédéric Boivin, performeur­s remarquabl­es, nous ont prouvé l’importance décisive d’une approche sensoriell­e de réalités qu’il nous faut percevoir, comprendre et affronter. Ils nous ont prouvé l’importance, au-delà du simple divertisse­ment, du spectacle vivant!

Un spectacle qui prouve qu’une autre approche est possible.

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