Mario Levi, un héros de la langue turque
En tant que romancier et nouvelliste, il se consacrait entièrement à la narration du vieil Istanbul multiculturel et multireligieux qui était en train de disparaître, victime d’une modernisation synonyme de turcisation
Tout commença en 1986. Un petit livre pas comme les autres fit son apparition dans les rayonnages des librairies à Istanbul, Ankara et Izmir. Son format était inhabituel: carré, 16x16 cm. Le sujet aussi était loin d’être courant dans le contexte littéraire turc de l’époque. Il s’agissait d’une biographie romancée d’une des plus grandes figures de ce qu’on appelle par convenance la chanson française: Jacques Brel. L’auteur de cet ouvrage intitulé Jacques Brel : Un homme seul (Jacques Brel: Bir Yalnız Adam) n’était nul autre que Mario Levi, l’écrivain turc d’origine juive décédé à Istanbul le 31 janvier 2024, à l’âge de 66 ans. La parution de la traduction en français de son roman Istanbul était un conte (Istanbul bir masaldı, 1999) le fit connaître dans le monde des lettres francophones. Certains critiques à l’ouest des remparts de Vienne crurent même reconnaître des accents proustiens dans la prose de Levi.
Cependant, en 1986, Levi était encore à l’aube d’une carrière littéraire remarquable. Jusqu’à présent, il s’était surtout fait remarquer avec quelques nouvelles, des écrits sur la musique dans des revues spécialisées et des articles dans l’hebdomadaire communautaire Salom. Détail curieux, la biographie de Brel était en fait une réécriture du mémoire de licence de Levi, qu’il avait défendu à la Faculté des lettres de l’université d’Istanbul en 1980. Le monde était en train de changer et la Turquie, qui se remettait lentement du coup d’Etat militaire de 1980, aussi. En tant qu’auteur, Levi cherchait encore sa voie. Bien des années plus tard, il avouerait avoir quelques regrets concernant cette oeuvre de jeunesse, qu’il aurait désiré écrire autrement. Pourtant le livre fut réédité plusieurs fois et il reste, jusqu’à ce jour, le seul ouvrage en langue turque consacré à Brel, son art et ses tourments.
La figure de Brel passionnait Levi. Le fait que l’on puisse être francophone sans pour autant être Français, tout comme l’on pouvait être turcophone sans pour autant se sentir Turc, était un thème qui continuerait à l’intéresser toute sa vie. Il s’agit d’ailleurs là d’un sujet qui continue à déchirer l’intelligentsia en Turquie aujourd’hui. Faut-il parler de littérature turque ou bien de littérature d’expression turque, puisque de nombreux auteurs d’origine arabe, arménienne, grecque, juive et kurde ont écrit ou écrivent en langue turque, même s’ils ne se définissent pas en tant que Turcs?
Dans la biographie qu’il consacra à Brel, Levi dressait le portrait d’un homme mélancolique et en colère. Et en 1986, les raisons d’être mélancolique, ou plutôt triste, et en colère ne manquaient pas à Istanbul. Le 6 septembre 1986 à 9.17 heures, l’Organisation Abou Nidal, une scission du Fatah de Yasser Arafat au sein de l’Organisation pour la libération de la Palestine, commettait un attentat lors des prières du shabbat à la synagogue Neve Salom dans le quartier de Karaköy à Istanbul, massacrant 22 personnes. L’attentat marqua au fer rouge toute la communauté juive de Turquie. Aujourd’hui encore, quand on visite ce lieu de prière et d’étude, l’on peut voir sur le marbre de l’Arche sainte, là où sont préservés les rouleaux de la Torah, les traces de l’explosion et des balles qui furent tirées par les terroristes. Le souvenir de l’attaque ne quitta jamais Levi, qui aurait dû se marier à Neve Salom le lendemain de l’attaque.
En tant que romancier et nouvelliste, il allait se consacrer entièrement à la narration du vieil Istanbul multiculturel et multireligieux qui était en train de disparaître, victime d’une modernisation synonyme de turcisation. Levi était un digne héritier de Sait Faik Abasyanik (1906-1954) qui lui aussi chantait toutes les couleurs d’un Istanbul, où se côtoyaient des antihéros de différentes communautés. Comme le nota Zülfü Livaneli, le chanteur et romancier, en apprenant le décès de Levi, «c‘est une composante importante de l‘Istanbul cosmopolite qui s‘en va. C‘était un écrivain talentueux qui retraçait le ‘ temps perdu’ de cette ville et un ami qui n‘a jamais cessé de nous charmer.»
Pour les auteurs issus de minorités religieuses non-musulmanes, obtenir la reconnaissance du monde des lettres turques, dans un contexte culturel où turcité souvent rime avec islamité, n’a jamais été une sinécure. Pourtant, malgré ces difficultés, Mario Levi gagna d’illustres prix littéraires. En 1990, son premier recueil de nouvelles Ne pas pouvoir aller dans une ville (Bir Sehre Gidememek) obtint le prix de la nouvelle Haldun Taner. En 2000, Istanbul était un conte recevait le prestigieux prix Yunus Nadi. Un couronnement.
Mais pour ce grand amoureux de la langue turque, les prix importaient moins que le respect et l’amour que lui témoignaient ses lecteurs. Souvent interrogé sur ses choix linguistiques, Levi, qui parlait couramment le français, expliquait: «J‘aurais pu écrire en français. Si je l‘avais fait, ma tâche aurait été beaucoup plus facile sur la scène internationale. Je n‘ai pas fait ce choix. J‘ai sans doute choisi la voie la plus difficile, mais cela s‘est fait tout naturellement. La langue dans laquelle tu as joué au ballon dans la rue quand tu étais gamin, la langue dans laquelle tu as vécu ton premier amour quand tu étais jeune, la langue dans laquelle tu veux jurer quand tu es très en colère, cette langue-là, c’est ta langue. Pour moi, cette langue était le turc. C‘est pour
: La langue dans laquelle tu as joué au ballon dans la rue quand tu étais gamin (...), c‘est ta langue. Mario Levi, écrivain
cette raison que je répète toujours que la langue turque est ma patrie profonde.»
Malgré cet attachement à la langue turque, Levi a souvent été la victime d’attaques de nature antisémite venant des milieux nationalistes et islamistes turcs. Il reconnaissait d’ailleurs avoir envisagé de quitter la Turquie après le meurtre de l’intellectuel d’origine arménienne Hrant Dink en 2007.
Toutefois il fit le choix d’y rester par amour pour sa ville, et surtout, parce qu’il savait qu’il n’y était pas seul, qu’il existait aussi une autre Turquie. En 2014, lors de la précédente guerre de Gaza, ses ouvrages furent mis sur une liste de produits à boycotter. Il fallut une grande campagne de solidarité et une intervention ministérielle pour que son nom soit enlevé de la liste. Cet aberrant appel au boycott blessa profondément Levi, lui qui n’avait jamais cessé de témoigner de son désir de paix.
Face à l’adversité auquel il devait parfois faire face, il répondait souvent avec un humour caractéristique. En 2010, une controverse faisait rage suite à l’invitation du prix Nobel de littérature, V.S. Naipaul au Parlement européen des écrivains qui devait siéger à Istanbul. Naipaul était accusé d’Islamophobie par un groupe intellectuels et écrivains turcs. appelant au boycott de la manifestation. Mario Levi voulut convaincre le leader de la fronde des écrivains de cesser cette action, en expliquant que si lui, Mario Levi, refusait de participer à toutes les manifestations où étaient invitées des personnes ayant des opinions antisémites, il ne quitterait plus son salon.
Le vieil Istanbul victime d’une modernisation synonyme de turcisation.
* Laurent Mignon est professeur de littérature turque à l‘université d‘Oxford, membre du St Antony‘s College et professeur affilié à la Luxembourg School of Religion & Society. Ses recherches portent sur les littératures mineures de la Turquie ottomane et républicaine, en particulier les littératures juives, ainsi que sur l‘engagement littéraire envers les religions non abrahamiques à l‘époque de l‘Empire ottoman et de la République turque.