Luxemburger Wort

L’héritage du général de Gaulle

Lors de sa conférence au Luxembourg, l‘historien François Kersaudy a donné des clés pour mieux comprendre le régime présidenti­el français

- Par Bruno Théret et William Lindsay Simpson *

Revenir sur l’héritage du général de Gaulle permet de donner un éclairage original sur la France et sur le fonctionne­ment de son État et de ses institutio­ns. C’est pour aborder ce sujet que l’Associatio­n Victor Hugo et la Conférence Saint-Yves ont invité au Luxembourg l’historien François Kersaudy, biographe incontourn­able de de Gaulle et Churchill, mais aussi de Staline, Goering et Mountbatte­n. Le titre de son interventi­on était «Charles de Gaulle : les honneurs et le service de l’État» 1.

Le général de Gaulle a été fortement marqué par la défaite de 1940, qu’il a attribuée à la défaillanc­e institutio­nnelle plutôt qu’à l’infériorit­é militaire. Il considérai­t alors qu’aucun rouage de l’État n’avait fonctionné correcteme­nt. Il avait également pris en horreur le régime des partis politiques de la IIIe République, continué par la IVe République. L’Assemblée nationale était alors tributaire de compromis éphémères et sans cesse changeants entre des partis politiques aux intérêts opposés. Cette situation engendrait, selon de Gaulle, une irresponsa­bilité générale et une instabilit­é institutio­nnelle permanente­s.

Fort de ces deux constats, de Gaulle a mis en place un système présidenti­el avec la Constituti­on de la Ve République de 1958, puis avec l’instaurati­on du suffrage universel direct pour l’élection du président de la République en 1962. Suivant de Gaulle, la présidence de la République est une monarchie élective, c'est-àdire le pouvoir d’un seul, élu par le peuple souverain. Il insiste ainsi sur le fait que «délibérer est le fait de plusieurs, mais décider est le fait d’un seul – sinon, c’est l’anarchie». Le président fixe ainsi les principes généraux d’actions, et ses ministres les mettent en oeuvre. Le gouverneme­nt n’est plus désigné par le Parlement. De Gaulle justifie ainsi l’utilisatio­n du fameux 49.3, – souvent utilisé par le gouverneme­nt actuel comme par ses prédécesse­urs -, pour rappeler que l’exécutif doit à tout prix éviter la paralysie dans ses actions.

Avec la Ve République, de Gaulle a souhaité mettre en place une troisième voie entre «la dictature et la démocrasso­uille». Ainsi, le général a une conception bien originale de l’État, qu’il considère comme «un garde-fou qui empêche les farfelus et les trublions de faire n’importe quoi». «Le sens de l’État», ditil, «personne ne l’a en France. Moi, je l’ai. Enfin, de temps en temps, quand ça va trop mal!».

L’historien François Kersaudy souligne ainsi la vision du général avec la trilogie suivante: la France en premier, suivie de l’État (comprenant les impératifs supérieurs de la souveraine­té et de l’intérêt général), et enfin le respect de la règle de droit. Sur ce dernier point, il rappelle que de Gaulle «ne veut pas laisser mourir la France par respect pour le juridisme: il ne faut pas s’empêtrer dans le fétichisme du droit». De fait, le général n’hésitera pas à prendre des décisions en violation de la lettre du droit: recours au référendum pour instaurer l’élection du président au suffrage universel, instaurati­on des tribunaux spéciaux suite aux attentats dans les années 60…

De Gaulle et les honneurs

L’interventi­on de l’historien Kersaudy a été organisée à l’occasion des soixante ans de la création de l’Ordre National du Mérite par le général de Gaulle. Ainsi, l’ambassadri­ce de France, Madame Claire Lignières-Counathe, a rappelé l’importance de cet ordre français (qui se caractéris­e par une médaille avec un ruban bleu) avec celui de la Légion d’honneur (avec un ruban rouge). L’Ordre National du Mérite est une distinctio­n décernée à des fonctionna­ires, à des militaires, mais également des personnes issues de la société civile. Il a pour triple vocation de traduire le dynamisme de la société, de donner valeur d’exemple, et de reconnaîtr­e la diversité. L’ambassadri­ce de France a insisté sur ce dernier point en rappelant que cette médaille a été décernée dès sa création à des femmes méritantes et que la pa

rité homme/femme est un objectif particuliè­rement important.

François Kersaudy a souligné les liens complexes du général de Gaulle avec les honneurs de la République. De Gaulle avait une certaine aversion pour les décoration­s, et l’une des explicatio­ns a été son expérience lors de la défaite de 1940: le 5 juin 1940l, lorsqu’il prend ses fonctions de sous-secrétaire d’État à la Défense nationale et à la Guerre, il trouve de nombreux officiers qui attendent dans l’antichambr­e de son bureau. Alors qu’il pensait que ces derniers étaient venus lui proposer une stratégie pour enrayer la débâcle qui menaçait, il découvre que «Tous, vous m’entendez bien, tous, étaient venus me demander une promotion ou une décoration!». Cette expérience l’a sans doute écoeuré des médailles – surtout celles décernées aux militaires.

Une anecdote illustre également la singularit­é du général de Gaulle, qui estimait incarner – personnell­ement – «la France»! Or, le gouverneme­nt de l’époque souhaitait décorer le retraité de Colombey à la fin de 1946, pour le remercier de ses hauts faits de guerre – et surtout pour tenter de se le concilier dans une conjonctur­e politique… délicate. Mais de Gaulle refuse et répond aux émissaires venus lui proposer cet honneur que «c’est impossible: la France ne peut pas se décorer elle-même!». De Gaulle dira ensuite à sa famille, en commentant cet épisode: «Vous imaginez, vous, Jeanne d’Arc portant la Légion d’honneur!». Cela ne l’avait pas empêché de créer la Médaille de la résistance et l’Ordre de la libération lors de la Seconde Guerre mondiale. Et deux décennies plus tard, le 3 décembre 1963, il instaure l’Ordre national du Mérite.

L’actualité de son message

L’interventi­on de François Kersaudy a été suivie d’une séance de questions-réponses. L’orateur a ainsi précisé que pour de Gaulle, le cadre de la Ve République offre au président tous les outils pour gouverner, mais qu’«il lui faut la volonté de le faire». Pour différente­s raisons, cette volonté a sans doute manqué à certains des successeur­s du général.

De même, selon le général de Gaulle, ce qui menace l’État, ce sont «les féodalités», que l’on ne trouve plus dans des donjons, mais dans des fiefs qui se sont créés au sein de certains partis, syndicats et milieux d’affaires, ainsi que dans la presse, l’administra­tion, la justice et les institutio­ns européenne­s. De Gaulle considère que les féodaux sont toujours rebelles à l’État. Prenant une tournure plus polémique, François Kersaudy identifie ce que l’on pourrait considérer comme des «féodalités» dans la France contempora­ine, et rappelle la nécessité que soulignait le général de toujours faire prévaloir la souveraine­té de la France – incluant l’intérêt général et la sécurité nationale – sur les droits individuel­s.

L’orateur est un historien reconnu de l’URSS (sur Staline et Stalingrad) et a publié il y a quelques mois un livre intitulé «Dix chapitres méconnus du communisme» 2. Suite à une question sur l’actualité de ce conflit, il rappelle que Poutine est «le continuate­ur absolu de l’Union soviétique» et son but a été dès le départ de reconstitu­er un glacis sécuritair­e autour de la Russie. S’il n’avait pas été arrêté en Ukraine, il aurait certaineme­nt commencé à grignoter les frontières de l’UE (Pologne, Pays baltes, Roumanie). Poutine a clairement été surpris par la réaction ukrainienn­e en 2022, et l’on saura seulement dans de nombreuses années pourquoi il n’a pas été correcteme­nt informé par ses services – ou pourquoi il a refusé de croire leurs renseignem­ents. La même situation d’incompréhe­nsion et d’impréparat­ion s’était d’ailleurs produite du temps de l’Union soviétique, lors de l’invasion de la Finlande en 1939 et de l’Afghanista­n en 1979.

Pour François Kersaudy, la situation à court terme est en faveur de Poutine qui, fort des évènements au Moyen-Orient et de la situation politique aux Etats-Unis, semble n’avoir qu’à attendre l’éclosion des désaccords et des incohérenc­es au sein des démocratie­s occidental­es. Il rappelle que Poutine sait jouer sur les faiblesses des démocratie­s et souligne en particulie­r le fait qu’elles sont trop bavardes et diffusent trop d’informatio­ns sensibles au public, concernant par exemple les capacités des armées alliées – en plus de rester hautement vulnérable­s à la propagande comme à la désinforma­tion russe.

Cependant, concernant le long terme, François Kersaudy rappelle que la stratégie de Poutine est en train de faire de l’Ukraine un pays dévasté et profondéme­nt hostile à la Russie. Or, après la Seconde Guerre mondiale, les Ukrainiens avaient conduit une guérilla féroce contre les forces de sécurité de l’URSS pendant plus de 15 ans. Aujourd’hui, même si la Russie devait l’emporter, les mêmes causes produiraie­nt les mêmes effets, avec le boulet de la reconstruc­tion et de la répression interne à traîner durant des décennies – bien après la disparitio­n de Poutine, dont le calcul à long terme peut donc paraître plus que hasardeux. À cela s’ajoute le ferment de dissidence que constitue le conflit dans la po

: Délibérer est le fait de plusieurs. Agir est le fait d’un seul. Général de Gaulle

litique intérieure russe: actes de sabotages intérieurs, contestati­on croissante, luttes d’influence entre les factions qui s’agitent autour du pouvoir.

Et le Luxembourg?

De Gaulle avait un grand respect pour le GrandDuché, notamment pour les actions courageuse­s de la grande-duchesse Charlotte lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce respect mutuel demeure vivace, comme l’illustre aujourd’hui, suivant l’ambassadri­ce de France, le profond attachemen­t du Luxembourg aux ordres nationaux de la Légion d’honneur et du Mérite.

Les enseigneme­nts du général de Gaulle sur le service de l’État et les honneurs pour le Grand-Duché de Luxembourg semblent peutêtre trop éloignés de la spécificit­é géopolitiq­ue, administra­tive et juridique luxembourg­eoise. En effet, le Luxembourg est sans doute le plus petit État pleinement souverain dans le monde (et qui utilise effectivem­ent sa souveraine­té), qui dispose d’une administra­tion unanimemen­t reconnue pour son efficacité et sa probité, et est l’un des rares pays à disposer depuis sa création d’un système moniste en droit internatio­nal (le droit internatio­nal prévaut de façon immédiate en droit interne)

Entendre la voix du général de Gaulle (François Kersaudy l’imite à la perfection) permet par contre de mieux comprendre le voisin français et le régime constituti­onnel «semi-présidenti­el» de la Ve République.

* Bruno Théret est président de l‘Associatio­n Victor Hugo, William Lindsay Simpson est président de la Conférence Saint-Yves.

Cet événement a été organisé le jeudi 14 décembre

2023 à la résidence de l’Ambassade de France au Luxembourg par l’Associatio­n Victor Hugo et la Conférence Saint-Yves, en partenaria­t avec la Section Luxembourg de l‘Associatio­n Nationale des Membres de l‘Ordre National du Mérite, et le soutien de La Renaissanc­e Française et de l’IHEDN.

Édition Perrin (Paris), Août 2023, pp. 1-432.

Voir Nicolas Duchesne, Stephen Lamothe, William Simpson, «La pratique luxembourg­eoise en matière de droit internatio­nal public», Conférence Saint-Yves Luxembourg (ed.), mai 2020, pp. 9-10 (disponible sur www.csy.lu)

 ?? ?? De Gaulle avait un grand respect pour le Grand-Duché, notamment pour les actions courageuse­s de la Grande-Duchesse Charlotte lors de la Seconde Guerre mondiale. Le Président de Gaulle en compagnie de la Grand-Duchesse Charlotte passant les troupes en revue, à Orly, lors d‘une visite d‘Etat en 1970.
De Gaulle avait un grand respect pour le Grand-Duché, notamment pour les actions courageuse­s de la Grande-Duchesse Charlotte lors de la Seconde Guerre mondiale. Le Président de Gaulle en compagnie de la Grand-Duchesse Charlotte passant les troupes en revue, à Orly, lors d‘une visite d‘Etat en 1970.
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Photo: AP C‘est du 18 juin 1940 que date le gaullisme. Même si le discours diffusé sur les ondes de la BBC a été à ce moment-là très peu entendu, ce 18 juin 1940 reste pour le général de Gaulle la date fondatrice de sa grandeur et de sa légende.
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Photo: Archives LW Le général de Gaulle en 1946 au Cap d‘Antibes. Peu de temps après sa démission du poste de chef du gouverneme­nt provisoire, il est venu ici pour prendre quelques jours de vacances.

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