De l’instruction
La philosophie, quel que soit son domaine d’application, parle souvent au conditionnel. Celle de l’instruction ou éducation ne déroge pas à la règle. Elle décrit le système scolaire tel qu’il devrait être. Plus tard, à l’occasion d’un autre billet, nous verrons ce qu’il en est dudit système tel qu’il est.
On commencera donc la présente esquisse en rappelant la finalité première de l’école dans l’idéal: sa tâche principale est avant tout de former l’homme, s’il est vrai, d’autre part, que notre premier devoir est, selon le mot profond qui n’est pas de Nietzsche mais de Pindare, de devenir ce que nous sommes, i.e. des hommes! L’enfant, de nos jours, est si bien observé, suivi, testé, examiné, ses besoins sont si bien scrutés, sa psychologie si méticuleusement étudiée, les méthodes pédagogiques pour lui rendre partout tout facile si perfectionnées, que la fin de toutes ces améliorations si appréciables court le risque d’être oubliée ou méconnue.
Or, si le but de l’éducation est d’aider et de guider l’enfant vers son accomplissement humain, elle suppose, par sa nature même, une philosophie de l’homme, laquelle est mise en demeure de répondre à la question: «Qu’est-ce que l’homme?». Et, conséquemment, à celle: «Quelle échelle de valeurs cette définition implique-t-elle, dans le contexte de la civilisation judéo-gréco-chrétienne qu’est la nôtre?». Pour ce qui est de l’homme, on répondra, avec Aristote, qu’il est un «animal doué de raison». Quant aux valeurs, la première est la conquête de la liberté, celle, d’abord et surtout, intérieure, c’està-dire spirituelle, l’esprit étant la racine de la personnalité.
Ceci fermement posé, étant donné que la société est «naturelle» à l’homme, la deuxième finalité de l’éducation consiste à développer les potentialités sociales de la personne humaine, en éveillant, parallèlement au sens de la liberté, ceux de la responsabilité, de la solidarité, de l’éthique et de la charité chrétiennes. Aussi une dynamique pédagogique digne de ce nom se doit-elle de favoriser, également, l’une et l’autre. Aux deux dispositions fondamentales que sont la liberté et l’ouverture à autrui s’ajoutent d’autres, telles que l’amour de la vérité (elle seule délivrant l’homme), l’amour du Bien et de la justice, le sens de la coopération, le sens du travail bien fait, enfin, la grande chose qu’est l’éveil, la libération des ressources intérieures de la créativité, tout l’apprendre étant dans celui qui apprend, non dans celui qui enseigne ou apprend à apprendre, ce que saint Thomas d’Aquin résumait par la formule «quidquid recipitur, ad modum recipientis recipitur». C’est dans ce dernier point, i.e. la redécouverte de cette vérité fondamentale que l’agent principal, le facteur dynamique premier n’est pas l’art du maître, mais le principe interne d’activité de l’esprit de l’enfant, que réside tout le mérite des conceptions de la pédagogie moderne depuis Pestalozzi, Rousseau et Kant – conceptions qui n’oublient pas qu’un enfant d’homme n’est pas un nain intellectuel (l’adolescent non plus, d’ailleurs), un homme en miniature.
Ces approches n’oublient pas non plus que l’éducation a pour suprême intérêt les grands accomplissements de l’esprit humain, tels que les incarnent les «grands hommes». Or, ni Dante, ni Cervantès, ni Shakespeare, ni Giotto ni Michel-Ange, ni Newton ni Einstein, ni Goethe ni Nietzsche ni même Marx, ni Tolstoï ni Dostoïevski ne peuvent réellement être compris sans un profond arrière-fond chrétien. La philosophie moderne elle-même, de Descartes à Heidegger, en passant par Leibniz et Hegel, s’est chargée tout le long des temps modernes, de problèmes et d’inquiétudes dont elle a dépossédé la théologie. La personnalité et les enseignements de ces héros de l’esprit, ainsi que dit Bergson, traversent l’Histoire comme une puissante «aspiration» vers Dieu.
Le même Bergson, qui pensait, déjà à son époque, que le monde a besoin d’un «supplément d’âme», et que la «mécanique» appelle la «mystique». Force, en effet, est de constater l’extrême dégradation actuelle de la conscience morale, illustrée, notamment, par quantité de jeunes qui savent quantité de choses concernant la matière, les faits naturels et les faits humains, mais presque rien concernant l’âme ainsi que tout ce qui touche à la transcendance, en général, et à Dieu, en particulier.
Quiconque croit à une Révélation ne peut manquer d’insister sur la nécessité d’un enseignement de la religion, qui donne aux enfants quelque intelligence du mystère divin, tout en essayant de préciser ce qu’est l’idée de l’homme dans le cadre d’une théologie chrétienne, laquelle a comme spécificité de regarder l’homme à la fois comme un être naturel et surnaturel. Saint Augustin et Pascal, dont nous fêtions, l’été dernier, le 400e anniversaire de la naissance, ne nous instruisent pas moins que Lucrèce ou Marc Aurèle. Ceci dit, et les choses étant ce qu’elles sont, gageons que la reconstruction morale sera longue et astreignante.