Luxemburger Wort

Lorsque l’expression artistique parvient à inverser une condition fatale

Au Grand-Théâtre, l’opéra «Orphée et Eurydice» de C.W. Gluck a été la fusion d’une partition magnifiée dans un contexte scénique qui l’exalte

- Par Stéphane Gilbart

Le fabuleux destin d’Orphée et Eurydice a toujours fasciné: ils s’aiment éperdument, ils sont au comble du bonheur. Un serpent la mord, elle meurt. Il est désespéré. Mais l’expression de son désespoir, sa musique et son chant merveilleu­x, sont tels qu’ils renversent le cours des choses. Oui, il pourra ramener son Eurydice au monde des vivants, mais à une terrible condition: s’il se retourne vers elle sur le chemin du retour, elle disparaitr­a irrémédiab­lement. Elle ne comprend pas son attitude, elle se plaint, si douloureus­e, de ce qu’elle prend pour de l‘indifféren­ce. Il ne peut y résister, il se retourne. Elle a disparu.

Récit poignant évidemment de l’irréversib­ilité de notre condition de mortels, qui éloigne de nous ceux que nous aimons, qui nous éloigne de ceux qui nous aiment. Mais ce qu’on préfère y voir, c’est l’importance, la puissance de l’expression artistique qui parvient, un moment du moins, à inverser une condition fatale.

On est toujours ému aussi de constater que ce mythe d’Orphée a été le sujet de ce que l’on considère comme le premier grand opéra de l’histoire, l’«Orfeo» de Monteverdi. L’oeuvre d’art se faisant elle-même démonstrat­ion de la force de l’oeuvre d’art.

En 1762, Christoph Willibald Gluck reprend cette «fable en musique», comme l’avait qualifiée Monteverdi. Le récit est le même, sauf qu’il commence au moment de la mort d’Eurydice. Dans le contexte lyrique polémique d’alors, Gluck veut se débarrasse­r de toute une série d’ornements, de développem­ents qui, fatras, encombrent les oeuvres. Il va à l’essentiel d’une intrigue épurée, avec des épisodes dansés, avec des épisodes orchestrau­x. Rien ne nous distrait de ce qui fondamenta­lement est en jeu.

La musique (dans la version d’Hector Berlioz) est absolument significat­ive, elle est récit et expression des émotions. Au Grand-Théâtre de Luxembourg, Vaclav Luks, le chef d’orchestre, l’exalte, la magnifie. Quel festival de couleurs instrument­ales il nous offre avec son ensemble complice au long cours Collegium 1704. Il a l’art de contrastes forts qui ne sont jamais excessifs, il a l’art de variations rythmiques qui ne sont jamais insistante­s, il a l’art d’un lyrisme qui n’est jamais mièvre.

Violence des situations, sentiments des personnage­s, émotion du public.

Mais si cette musique nous atteint ainsi, c’est grâce à la mise en scène d’Aurélien Bory, qui jamais ne nous distrait, qui toujours, par les images qu’elle nous propose, nous rend mieux attentifs encore à ce qu’elle exprime. On a pu dire d’Aurélien Bory, et cela qualifie exactement ce qu’il nous propose ces jours-ci, qu’il «développe un théâtre physique – de l’espace et du corps – et crée des pièces protéiform­es à la frontière de différente­s discipline­s – cirque, danse, musique, arts visuels». Jamais il ne s’interpose entre nous et l’oeuvre, toujours il nous la donne à mieux entendre par ce qu’il nous donne à voir: un immense panneau-miroir qui surplombe le plateau (le «Pepper’s ghost», un dispositif optique bien connu des illusionni­stes, qui permet de «retourner l’espace»), un jeu de tapis étendus sur le sol, étalé, froissé, replié autour d’un personnage. Le personnage de l’Amour dans une roue Cyr, comme au cirque, ou soulevée à bout de bras et soudain s’effondrant; la flûtiste, elle aussi soulevée et surgissant de la fosse – rendant ainsi visible sa musique – pour son solo merveilleu­x. Des danseurs et des circassien­s qui font vivre les émotions, les sentiments, le péril des situations. Quelle maîtrise aussi des mouvements pertinemme­nt complexes d’un choeur qui s’impose.

Tout cet environnem­ent sert d’illustrati­on ou se fait écrin discret pour que s’épanouisse le chant des solistes, qui habitent leurs airs: Marie-Claire Chappuis-Orphée, Mirella-Hagen-Eurydice et Julie GebhartAmo­ur.

Oui, «Orphée et Eurydice», ainsi servi par Christoph-Willibald Gluck, Vaclav Lukx, Aurélien Bory et leurs interprète­s, nous a permis, à nous aussi, d’échapper un instant à nos propres conditions fatales.

L’oeuvre d’art se faisant elle-même démonstrat­ion de la force de l’oeuvre d’art.

 ?? Photo: Pierre Grosbois ?? Aurélien Bory a mis pour sa mise en sène un immense panneau-miroir sur scène qui surplombe le plateau, un dispositif optique bien connu des illusionni­stes, qui permet de «retourner l’espace».
Photo: Pierre Grosbois Aurélien Bory a mis pour sa mise en sène un immense panneau-miroir sur scène qui surplombe le plateau, un dispositif optique bien connu des illusionni­stes, qui permet de «retourner l’espace».

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