Le décrochage européen, une réalité mais pas une fatalité
Il n’y aura pas de Luxembourg fort sans Europe forte
Longtemps, l’Union européenne a ambitionné de rivaliser avec les États-Unis sur le plan économique. Elle y est d’ailleurs parvenue à la fin des années 2000. En 2008, à prix courants, la zone Euro (14.160 milliards de dollars) et les États-Unis (14.770 milliards) affichaient en effet un PIB très proche. Depuis, on a assisté à un véritable décrochage de l’économie européenne: celle-ci a stagné quand l’économie américaine a poursuivi sa croissance. Crise après crise, l’écart s’est creusé. Un chiffre pour comprendre l’ampleur du phénomène: l’écart de PIB entre les deux puissances économiques a atteint 80 % en 2022 (14.140 milliards de dollars pour la zone Euro contre 25.440 milliards pour les États-Unis). À quelques mois des élections européennes, ce décrochage doit nous interpeller.
Il faut d'abord relever que l’Union européenne et les États-Unis n’affrontent pas les crises avec les mêmes instruments. Tenue à l’orthodoxie budgétaire de par ses caractéristiques intrinsèques (la zone Euro n’est pas une union budgétaire et est donc exposée aux réactions des marchés financiers), l’Union européenne ne peut pas recourir à l’endettement avec les mêmes libertés que les États-Unis. Alors que le déficit annuel américain sera supérieur à 7 % au cours des prochaines années, après avoir atteint 14,7 % en 2020, celui de la zone Euro devrait être contenu en dessous des 3 % en 2024 et en 2025.
Côté américain, ce déficit finance des plans de relance très ambitieux, comme le fameux Inflation Reduction Act, qui va mobiliser 400 milliards de dollars en faveur de la transition énergétique. Cette insouciance budgétaire est possible parce que le dollar demeure la première monnaie de réserve mondiale. Peut-être faudra-t-il un jour s’inquiéter du niveau d’endettement des États-Unis. Mais en attendant, ces choix politiques ont apporté à l’économie américaine l’oxygène qui fait cruellement défaut aux Européens.
Cet interventionnisme stratégique a été particulièrement décisif sur deux points.
D’abord comme stimulateur de la consommation des ménages, bien plus dynamique qu’en Europe. Ensuite comme accélérateur de l’innovation. À travers des subventions et des réductions d’impôts, les États-Unis ont encouragé les projets de recherche et développement. Les USA, qui disposaient déjà d’un avantage compétitif important en la matière, ont accentué leur avance sur les Européens au cours des dernières années. En 2021, les dépenses en recherche et développement américaines représentaient 1,14 point de pourcentage du PIB de plus qu’en zone Euro. Un écart énorme.
Une autre dynamique aux Etats-Unis
Aux États-Unis, l’innovation est aussi dopée par les performances de ses champions nationaux, Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Nvidia ou encore Tesla. Des entreprises qui ont investi des milliards de dollars en recherche et développement au cours des dernières années. La valorisation cumulée des Gafam approche aujourd’hui les 10.000 milliards de dollars. Un chiffre qui peut apparaître artificiel, mais qui témoigne pourtant de l’extraordinaire capacité de développement de ces entreprises, en particulier dans des domaines hautement stratégiques comme l’intelligence artificielle. Les États-Unis ont réussi là où les Euro
péens ont échoué. Au cours des vingt dernières années, combien d’entreprises de taille mondiale ont véritablement émergé en Europe?
Sans surprise – et c’est une autre explication du décrochage européen – dans une économie où l’innovation occupe une place plus importante, les États-Unis ont aussi vu la productivité du travail (déjà structurellement plus élevée qu’en Europe) progresser beaucoup plus vite que sur le vieux continent, où chaque gain apparent (digitalisation, robotisation…) est contrebalancé par des règlementations. Ce différentiel de productivité est d’autant plus inquiétant à long terme si l’on analyse les caractéristiques démographiques des deux ensembles économiques. Historiquement plus peuplée, l’Europe a vu son avantage démographique s’éroder au fil des années. Avec le vieillissement, c’est surtout la décroissance de la population en âge de travailler (-0,2 % par an dans la zone Euro) qui inquiète.
La croissance américaine n’est toutefois pas parfaite. Elle n’a pas contribué à gommer les importantes inégalités qui caractérisent le modèle social américain. Ainsi, le taux de pauvreté (pourcentage de personnes vivant avec la moitié du revenu national médian) était-il de 10,2 % en zone Euro en 2022 contre 18 % aux Etats-Unis. Cet écart social se lit d’ailleurs dans l’évolution de l’espérance de vie. En 2000, un
Européen vivait 1,63 année de plus qu’un Américain. C’était 5,37 années en 2021.
Le modèle social de l’Europe reste son principal atout. Ce n’est pas le seul. L’appauvrissement de l’Europe, sa relégation au rang de puissance économique secondaire, n’est pas une fatalité. Avec son tissu productif, sa capacité à produire de la connaissance, sa monnaie qui a démontré sa solidité, sa maturité en matière de transition environnementale, l’Europe a encore des cartes à jouer. Plutôt que de multiplier les normes et de sur-réglementer le cadre des PMEs, des industries et des services financiers par rapport aux juridictions hors UE, les acteurs politiques européens devront centrer leurs efforts sur la restauration de la compétitivité européenne et sur l‘achèvement du grand marché intérieur.
À quelques mois des élections européennes, ce décrochage doit nous interpeller.
L’appauvrissement de l’Europe, sa relégation au rang de puissance économique secondaire, n’est pas une fatalité.
Le Conseil économique et social européen, dans son rapport sur le coût de la «Non-Europe» – expression qui fait référence aux lacunes dans le marché intérieur – estime que le non-achèvement de ce dernier représente un «coût» équivalent à 1.000 milliards d’euros de richesses additionnelles potentiellement produites. Cela pourrait permettre de réduire l’écart de PIB par rapport aux Etats-Unis de 12 points. Cet objectif doit être au coeur des débats qui seront menés en amont des élections européennes du 9 juin. Il s’agit là d’un enjeu décisif pour l’Europe, mais aussi pour notre pays: il n’y aura pas de Luxembourg fort sans Europe forte.