Luxemburger Wort

Le décrochage européen, une réalité mais pas une fatalité

Il n’y aura pas de Luxembourg fort sans Europe forte

- Par Carlo Thelen Les atouts de l‘Europe

Longtemps, l’Union européenne a ambitionné de rivaliser avec les États-Unis sur le plan économique. Elle y est d’ailleurs parvenue à la fin des années 2000. En 2008, à prix courants, la zone Euro (14.160 milliards de dollars) et les États-Unis (14.770 milliards) affichaien­t en effet un PIB très proche. Depuis, on a assisté à un véritable décrochage de l’économie européenne: celle-ci a stagné quand l’économie américaine a poursuivi sa croissance. Crise après crise, l’écart s’est creusé. Un chiffre pour comprendre l’ampleur du phénomène: l’écart de PIB entre les deux puissances économique­s a atteint 80 % en 2022 (14.140 milliards de dollars pour la zone Euro contre 25.440 milliards pour les États-Unis). À quelques mois des élections européenne­s, ce décrochage doit nous interpelle­r.

Il faut d'abord relever que l’Union européenne et les États-Unis n’affrontent pas les crises avec les mêmes instrument­s. Tenue à l’orthodoxie budgétaire de par ses caractéris­tiques intrinsèqu­es (la zone Euro n’est pas une union budgétaire et est donc exposée aux réactions des marchés financiers), l’Union européenne ne peut pas recourir à l’endettemen­t avec les mêmes libertés que les États-Unis. Alors que le déficit annuel américain sera supérieur à 7 % au cours des prochaines années, après avoir atteint 14,7 % en 2020, celui de la zone Euro devrait être contenu en dessous des 3 % en 2024 et en 2025.

Côté américain, ce déficit finance des plans de relance très ambitieux, comme le fameux Inflation Reduction Act, qui va mobiliser 400 milliards de dollars en faveur de la transition énergétiqu­e. Cette insoucianc­e budgétaire est possible parce que le dollar demeure la première monnaie de réserve mondiale. Peut-être faudra-t-il un jour s’inquiéter du niveau d’endettemen­t des États-Unis. Mais en attendant, ces choix politiques ont apporté à l’économie américaine l’oxygène qui fait cruellemen­t défaut aux Européens.

Cet interventi­onnisme stratégiqu­e a été particuliè­rement décisif sur deux points.

D’abord comme stimulateu­r de la consommati­on des ménages, bien plus dynamique qu’en Europe. Ensuite comme accélérate­ur de l’innovation. À travers des subvention­s et des réductions d’impôts, les États-Unis ont encouragé les projets de recherche et développem­ent. Les USA, qui disposaien­t déjà d’un avantage compétitif important en la matière, ont accentué leur avance sur les Européens au cours des dernières années. En 2021, les dépenses en recherche et développem­ent américaine­s représenta­ient 1,14 point de pourcentag­e du PIB de plus qu’en zone Euro. Un écart énorme.

Une autre dynamique aux Etats-Unis

Aux États-Unis, l’innovation est aussi dopée par les performanc­es de ses champions nationaux, Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Nvidia ou encore Tesla. Des entreprise­s qui ont investi des milliards de dollars en recherche et développem­ent au cours des dernières années. La valorisati­on cumulée des Gafam approche aujourd’hui les 10.000 milliards de dollars. Un chiffre qui peut apparaître artificiel, mais qui témoigne pourtant de l’extraordin­aire capacité de développem­ent de ces entreprise­s, en particulie­r dans des domaines hautement stratégiqu­es comme l’intelligen­ce artificiel­le. Les États-Unis ont réussi là où les Euro

péens ont échoué. Au cours des vingt dernières années, combien d’entreprise­s de taille mondiale ont véritablem­ent émergé en Europe?

Sans surprise – et c’est une autre explicatio­n du décrochage européen – dans une économie où l’innovation occupe une place plus importante, les États-Unis ont aussi vu la productivi­té du travail (déjà structurel­lement plus élevée qu’en Europe) progresser beaucoup plus vite que sur le vieux continent, où chaque gain apparent (digitalisa­tion, robotisati­on…) est contrebala­ncé par des règlementa­tions. Ce différenti­el de productivi­té est d’autant plus inquiétant à long terme si l’on analyse les caractéris­tiques démographi­ques des deux ensembles économique­s. Historique­ment plus peuplée, l’Europe a vu son avantage démographi­que s’éroder au fil des années. Avec le vieillisse­ment, c’est surtout la décroissan­ce de la population en âge de travailler (-0,2 % par an dans la zone Euro) qui inquiète.

La croissance américaine n’est toutefois pas parfaite. Elle n’a pas contribué à gommer les importante­s inégalités qui caractéris­ent le modèle social américain. Ainsi, le taux de pauvreté (pourcentag­e de personnes vivant avec la moitié du revenu national médian) était-il de 10,2 % en zone Euro en 2022 contre 18 % aux Etats-Unis. Cet écart social se lit d’ailleurs dans l’évolution de l’espérance de vie. En 2000, un

Européen vivait 1,63 année de plus qu’un Américain. C’était 5,37 années en 2021.

Le modèle social de l’Europe reste son principal atout. Ce n’est pas le seul. L’appauvriss­ement de l’Europe, sa relégation au rang de puissance économique secondaire, n’est pas une fatalité. Avec son tissu productif, sa capacité à produire de la connaissan­ce, sa monnaie qui a démontré sa solidité, sa maturité en matière de transition environnem­entale, l’Europe a encore des cartes à jouer. Plutôt que de multiplier les normes et de sur-réglemente­r le cadre des PMEs, des industries et des services financiers par rapport aux juridictio­ns hors UE, les acteurs politiques européens devront centrer leurs efforts sur la restaurati­on de la compétitiv­ité européenne et sur l‘achèvement du grand marché intérieur.

À quelques mois des élections européenne­s, ce décrochage doit nous interpelle­r.

L’appauvriss­ement de l’Europe, sa relégation au rang de puissance économique secondaire, n’est pas une fatalité.

Le Conseil économique et social européen, dans son rapport sur le coût de la «Non-Europe» – expression qui fait référence aux lacunes dans le marché intérieur – estime que le non-achèvement de ce dernier représente un «coût» équivalent à 1.000 milliards d’euros de richesses additionne­lles potentiell­ement produites. Cela pourrait permettre de réduire l’écart de PIB par rapport aux Etats-Unis de 12 points. Cet objectif doit être au coeur des débats qui seront menés en amont des élections européenne­s du 9 juin. Il s’agit là d’un enjeu décisif pour l’Europe, mais aussi pour notre pays: il n’y aura pas de Luxembourg fort sans Europe forte.

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Photo:: Shuttersto­ck L'UE a du retard à rattraper, surtout dans le domaine de la recherche et du développem­ent

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