L’éternelle tragédie de l’homme qui vacille
«De Grâce», une belle et très sombre série française sur l’esthétique du mal dans un monde perdu par la soif du gain
La production d’une série évoluant dans un milieu gangréné par le crime et le mal n’a au départ rien d’original. Les plateformes de streaming en font chaque jour leurs choux gras en rivalisant dans la création à la fois pléthorique et plus ou moins imaginative d’intrigues palpitantes. Or, si la nouvelle série «De Grâce», co-produite par Arte France, n’entre pas dans ce schéma classique, c’est qu’elle est, malgré les apparences, tout sauf un polar, conformément à l’objectif de ses créateurs qui, délibérément, visaient bien plus haut – et ne manquaient pas de toucher leur cible.
Le décor est planté: l’amour, la mort, l’appât du gain, la méchanceté humaine, le mal tout court – des sujets, certes, classiques mais au potentiel si riche qu’il inspire auteurs et dramaturges depuis la nuit des temps. Et la mise-en-scène n’est pas en reste pour compléter le tableau: un éclairage aussi sombre que la voix off caverneuse du narrateur, musique lancinante, rythme d’une lenteur entraînante, images fondantes jusque dans un ralenti progressif et intrigant. La tragédie d’une famille maudite est prête à se dérouler dans un univers où foisonnent les plus noires pulsions de l’homme dans une rare intensité narrative: sur les docks du port du Havre.
Pierre Leprieur (Olivier Gourmet) y est une légende vivante comme le fut déjà son père Marcel avant lui. A son engagement syndicaliste, et toujours dans la continuité de son père, Pierre allie son refus catégorique de la criminalité qui gangrène le travail et, avec lui, la vie quotidienne de cette rude mais fière race de travailleurs à l’ombre des grues et des conteneurs entassés sur les quais et les navires. Aux hésitations de certains de ses rivaux à la tête du syndicat, ce lutteur acharné et père de famille respecté oppose une inflexible détermination pour combattre le mal qui ternit l’image de ce monde qui a toujours été le sien.
Une terrible malédiction
Or le soir de son soixantième anniversaire tout bascule. La stupéfaction et l’incompréhension sont grandes lorsque son fils cadet Simon (Panayotis Pascot) est arrêté par la police au volant d’une voiture contenant de la drogue et appartenant à son fils aîné Jean (Pierre Lottin), propriétaire d’une concession automobile. L’émotion est grande, les deux frères clament leur innocence et on soupçonne le traquenard pour décrédibiliser le père en s’en prenant aux fils. Avec l’aide d’Emma (Margot Bancilhon), la fille de Pierre et avocate pénaliste, la famille s’apprête à parer le coup. C’est alors que le drame a lieu: Une nuit, Pierre est retrouvé assassiné dans les profondeurs labyrinthiques des docks. Mais ce n’est que le prélude d’une sombre tragédie qui se dévoile lentement au fil des révélations qui plongent la famille Leprieur dans une douloureuse épreuve, l’emmenant à affronter finalement toute l’ampleur d’une terrible malédiction.
Si la touche réaliste de l’intrigue est évidente – le port du Havre est une plaque tournante du commerce de la drogue et la porte d’entrée du trafic de cocaïne en métropole française – les intentions des créateurs de «De Grâce» étaient bien ailleurs. Selon Vincent Maël Cardona, César du meilleur premier film pour «Les Magnétiques» en 2021, l’objectif était bel et bien celui de réaliser «une tragédie, pas un polar réaliste sur le trafic de drogues chez les dockers».
A mi-chemin entre le message politique dénonçant une réalité existante et un choix esthétique visant à styliser une histoire réaliste par les codes et registres d’une contextualisation mythologique des personnages et de leurs destins, cette série créée et écrite par Maxime Crupeaux et Baptiste Fillon, se situe bien au-delà d’une banale production de divertissement. A tous les niveaux – intrigue, image, son, rythme – le souci d’une véritable esthétique de la tragédie classique dans sa plus pure tradition théâtrale prend forme. Si cela implique que
A tous les niveaux – intrigue, image, son, rythme – le souci d’une véritable esthétique de la tragédie classique dans sa plus pure tradition théâtrale prend forme.
les emprunts au pathos et aux émois mélodramatiques prennent parfois le dessus dans le déroulement de l’intrigue et l’intensité des scènes, la qualité du casting, porté par une impressionnante Margot Bancilhon, ne manque pas de renforcer encore la cohérence de la qualité supérieure de cette série dont le message final résume parfaitement à la fois la dimension tragique et la réalité banale d’une vérité humaine, à savoir celle «que les dockers sont des hommes, et que, face à l’argent, les hommes vacillent.»
La série «De Grâce» est disponible sur arte.tv en six épisodes à 52 minutes.