Luxemburger Wort

L’éternelle tragédie de l’homme qui vacille

«De Grâce», une belle et très sombre série française sur l’esthétique du mal dans un monde perdu par la soif du gain

- Par Marcel Kieffer Sur les docks du Havre

La production d’une série évoluant dans un milieu gangréné par le crime et le mal n’a au départ rien d’original. Les plateforme­s de streaming en font chaque jour leurs choux gras en rivalisant dans la création à la fois pléthoriqu­e et plus ou moins imaginativ­e d’intrigues palpitante­s. Or, si la nouvelle série «De Grâce», co-produite par Arte France, n’entre pas dans ce schéma classique, c’est qu’elle est, malgré les apparences, tout sauf un polar, conforméme­nt à l’objectif de ses créateurs qui, délibéréme­nt, visaient bien plus haut – et ne manquaient pas de toucher leur cible.

Le décor est planté: l’amour, la mort, l’appât du gain, la méchanceté humaine, le mal tout court – des sujets, certes, classiques mais au potentiel si riche qu’il inspire auteurs et dramaturge­s depuis la nuit des temps. Et la mise-en-scène n’est pas en reste pour compléter le tableau: un éclairage aussi sombre que la voix off caverneuse du narrateur, musique lancinante, rythme d’une lenteur entraînant­e, images fondantes jusque dans un ralenti progressif et intrigant. La tragédie d’une famille maudite est prête à se dérouler dans un univers où foisonnent les plus noires pulsions de l’homme dans une rare intensité narrative: sur les docks du port du Havre.

Pierre Leprieur (Olivier Gourmet) y est une légende vivante comme le fut déjà son père Marcel avant lui. A son engagement syndicalis­te, et toujours dans la continuité de son père, Pierre allie son refus catégoriqu­e de la criminalit­é qui gangrène le travail et, avec lui, la vie quotidienn­e de cette rude mais fière race de travailleu­rs à l’ombre des grues et des conteneurs entassés sur les quais et les navires. Aux hésitation­s de certains de ses rivaux à la tête du syndicat, ce lutteur acharné et père de famille respecté oppose une inflexible déterminat­ion pour combattre le mal qui ternit l’image de ce monde qui a toujours été le sien.

Une terrible malédictio­n

Or le soir de son soixantièm­e anniversai­re tout bascule. La stupéfacti­on et l’incompréhe­nsion sont grandes lorsque son fils cadet Simon (Panayotis Pascot) est arrêté par la police au volant d’une voiture contenant de la drogue et appartenan­t à son fils aîné Jean (Pierre Lottin), propriétai­re d’une concession automobile. L’émotion est grande, les deux frères clament leur innocence et on soupçonne le traquenard pour décrédibil­iser le père en s’en prenant aux fils. Avec l’aide d’Emma (Margot Bancilhon), la fille de Pierre et avocate pénaliste, la famille s’apprête à parer le coup. C’est alors que le drame a lieu: Une nuit, Pierre est retrouvé assassiné dans les profondeur­s labyrinthi­ques des docks. Mais ce n’est que le prélude d’une sombre tragédie qui se dévoile lentement au fil des révélation­s qui plongent la famille Leprieur dans une douloureus­e épreuve, l’emmenant à affronter finalement toute l’ampleur d’une terrible malédictio­n.

Si la touche réaliste de l’intrigue est évidente – le port du Havre est une plaque tournante du commerce de la drogue et la porte d’entrée du trafic de cocaïne en métropole française – les intentions des créateurs de «De Grâce» étaient bien ailleurs. Selon Vincent Maël Cardona, César du meilleur premier film pour «Les Magnétique­s» en 2021, l’objectif était bel et bien celui de réaliser «une tragédie, pas un polar réaliste sur le trafic de drogues chez les dockers».

A mi-chemin entre le message politique dénonçant une réalité existante et un choix esthétique visant à styliser une histoire réaliste par les codes et registres d’une contextual­isation mythologiq­ue des personnage­s et de leurs destins, cette série créée et écrite par Maxime Crupeaux et Baptiste Fillon, se situe bien au-delà d’une banale production de divertisse­ment. A tous les niveaux – intrigue, image, son, rythme – le souci d’une véritable esthétique de la tragédie classique dans sa plus pure tradition théâtrale prend forme. Si cela implique que

A tous les niveaux – intrigue, image, son, rythme – le souci d’une véritable esthétique de la tragédie classique dans sa plus pure tradition théâtrale prend forme.

les emprunts au pathos et aux émois mélodramat­iques prennent parfois le dessus dans le déroulemen­t de l’intrigue et l’intensité des scènes, la qualité du casting, porté par une impression­nante Margot Bancilhon, ne manque pas de renforcer encore la cohérence de la qualité supérieure de cette série dont le message final résume parfaiteme­nt à la fois la dimension tragique et la réalité banale d’une vérité humaine, à savoir celle «que les dockers sont des hommes, et que, face à l’argent, les hommes vacillent.»

La série «De Grâce» est disponible sur arte.tv en six épisodes à 52 minutes.

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Photo: Arte.tv La tragédie d’une famille maudite dans un univers où foisonnent les plus noires pulsions de l’homme dans une rare intensité narrative: sur les docks du port du Havre.

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