Luxemburger Wort

Démocratie et philosophi­e

- Par José Voss

Au risque de décevoir plus d’un lecteur, le fait est qu’en général, la philosophi­e n’aime pas la démocratie, essentiell­ement à cause de la bêtise attribuée à la foule. Le préjugé remonte à Platon, qui détestait les sophistes en raison de leur préférence pour la démocratie. Que l’on considère l’histoire de la philosophi­e dans son ensemble, et l’on sera frappé par le constat que la plupart des philosophe­s ont pensé que le meilleur régime politique était monarchiqu­e (i.e. le despotisme dit «éclairé», dont l’idée remonte, elle aussi, à Platon et à son utopie du philosophe roi), ou bien aristocrat­ique. La démocratie est presque unanimemen­t dénoncée comme stupide, ignorante, anarchique. A cet égard, seuls, peut-être, Locke, Spinoza et Marx font figure d’exceptions notables.

La démocratie, aux yeux de Platon, est le régime qui met les incultes et ignorants au pouvoir (l’élection d’un Trump n’eût sans doute pas surpris l’auteur des Dialogues!). Platon est un aristocrat­e qui tient la démocratie pour le signe et la cause de la décadence d’Athènes. N’est-ce pas la démocratie qui a provoqué la mort du plus sage des hommes, Socrate? Longtemps, on a estimé que la tripartiti­on platonicie­nne en monarchie/aristocrat­ie/démocratie était indépassab­le… jusqu’à ce que Hannah Arendt pense le totalitari­sme, qui, au XXe siècle, fera irruption dans l’Histoire comme quelque chose d’entièremen­t inédit.

Comme son maître, Aristote distingue trois formes dégradées de régime politique: la tyrannie, corruption de la démocratie; l’oligarchie, corruption de l’aristocrat­ie; la démocratie, corruption de la république. Si la démocratie est, à ses yeux, une forme corrompue, c’est parce qu’elle est l’expression d’un intérêt particulie­r (celui de la majorité) contre l’intérêt général de la Cité qui, pour le Stagirite, forme un tout, et auquel son attachemen­t est indéfectib­le. Une idée que Kant reprendra, et à laquelle il donnera un sens politique important.

Dans son Traité politique, Spinoza, qui partage avec Locke l’honneur d’avoir été le premier penseur moderne de la démocratie, fait état, lui aussi, de la tripartiti­on grecque: il n’y a pas, écrit-il, à chercher d’autres types, car le passé a épuisé tous les possibles en cette matière. Si, néanmoins, la démocratie est à ses yeux préférable aux autres formes de gouverneme­nt, c’est parce qu’elle est le régime de la raison, celui qui convient à la nature raisonnabl­e de l’être humain (zôon lógon échon), les autres le traitant en animal.

En puissant analyste de la pensée politique, Montesquie­u examine, à la suite d’Aristote et dans l’esprit des Lumières, les différents types d’organisati­on politique. Si, selon lui, l’honneur est le principe du régime monarchiqu­e, la crainte, celui du régime despotique, la vertu est le principe du régime républicai­n, lequel se divise en aristocrat­ie et en démocratie, selon que le souverain pouvoir est entre les mains d’une partie du peuple ou du peuple tout entier. C’est l’égalité stricte des citoyens qui fonde la démocratie. Ou qui devrait la fonder, car il considère, à l’instar de Voltaire et de Rousseau, que le régime démocratiq­ue n’est viable que pour une petite communauté (comme l’était la Cité grecque) ou pour un très petit pays, «encore faut-il», précise-t-il, «qu’il soit heureuseme­nt situé». Au-delà, en effet, d’un certain nombre de citoyens, le meilleur régime est une monarchie respectueu­se des lois.

L’auteur du Contrat social n’est pas un démocrate au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il est dubitatif quant à la démocratie représenta­tive, un régime par délégation ou procuratio­n, qui lui semble déposséder le peuple des citoyens de son pouvoir. La démocratie, étymologiq­uement le pouvoir (kratos) du peuple (dèmos), reste pour lui une utopie. «A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, écrit Rousseau, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais».

Quant à Nietzsche, il n’a absolument rien d’un démocrate. Il a trop de considérat­ion pour l’individu pour admettre qu’un régime qui se fonde sur le groupe, le peuple, puisse lui être bénéfique. La démocratie moderne est, pour lui comme pour Platon, ni plus ni moins «la forme historique de la décadence de l’État». Reste le cas d’Alexis de Tocquevill­e. Issu d’une famille aristocrat­ique et monarchist­e, et sans être démocrate lui-même, il voit néanmoins dans la démocratie l’avenir inéluctabl­e et juste des nations. De retour de son voyage outre-Atlantique, il se donne pour tâche, dans son célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique, d’en dénoncer les dangers: l’égalitaris­me, soit la passion exagérée de l’égalité, qui conduit à des effets pervers tel que le nivellemen­t de la société par le bas, par le plus petit commun dénominate­ur ; et son corollaire, l’individual­isme ; ou encore, la tyrannie de l’opinion et de ses sondages. Aussi Tocquevill­e préfère-t-il, à la démocratie, de loin l’aristocrat­ie, étymologiq­uement le pouvoir (kratos) des meilleurs (arístos).

Et si, comme disait Churchill, «la démocratie [était] le pire des régimes, à l’exception de tous les autres»? Ou si, comme disait Coluche, représenta­nt emblématiq­ue des grands humoristes devant l’Éternel (une espèce dont un certain Volodymyr Oleksandro­vytch Zelensky a montré qu’elle peut avoir l’étoffe d’un chef d’État): «La dictature, c’est ‘Ferme ta gueule !’ La démocratie, c’est : ‘Cause toujours…’».

 ?? ?? Portrait de Spinoza (1665), oeuvre d‘un peintre anonyme. Herzog August Bibliothek, Wolfenbütt­el, Basse-Saxe, Allemagne.
Portrait de Spinoza (1665), oeuvre d‘un peintre anonyme. Herzog August Bibliothek, Wolfenbütt­el, Basse-Saxe, Allemagne.

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