Sean Shibe en quête de spiritualité
Le guitariste anglo-japonais au programme «Rising Stars» de la Philharmonie
C’est un guitariste qui ce mardi soir investit la salle de musique de chambre de la Philharmonie, Sean Shibe, qui à l’enseigne «Rising Stars» propose un programme pour le moins original. Aux cordes nylon d’abord puis à la Fender Stratocaster, ce jeune artiste anglo-japonais déploie un répertoire qui va brasser neuf siècles de musique, du Moyen Âge de Hildegard von Bingen à la modernité façon Steve Reich.
Né en 1992, Sean Shibe frotte ses premières cordes à Édimbourg puis à Aberdeen puis devient l’élève du guitariste italien Paolo Pegoraro. Bien vite il se produit en soliste avec le BBC Scottish Symphony Orchestra, le Scottish Chamber Orchestra, le BBC Symphony Orchestra et bien d’autres, et enregistre un premier album, «Dreams & Fancies», en 2017.
Avec la «Serenade» de Sofia Gubaidulina, Sean Shibe démontre d’emblée son brio à la guitare classique. La pièce exige une grande sensibilité, une dynamique sûre, et beaucoup de perspicacité dans l’usage des «accelerando» et «ritardando» – l’alternance de passages très soyeux avec des moments plus emportés, à l’orée de la dissonance, est caractéristique d’ailleurs de la plupart des pièces qu’on entendra ce soir. L’artiste signale, à travers cette «Serenade», la tonalité spirituelle sinon mystique qu’il entend conférer à la soirée.
Il y réussit avec «La Catedral», d‘Agustín Barrios Mangoré. Fins arpèges, excursions au faîte du manche, doigtés extrêmes, le compositeur paraguayen a multiplié les difficultés techniques, paradoxalement, pour exprimer ses éblouissements intimes, mais Shibe en se jouant des obstacles rend justice à l’ardeur profonde de cette composition.
Vient un moment très attendu sans doute par le public, au sein duquel nous pouvons escompter de nombreux guitaristes. Le moment «Prélude, Fugue et Allegro BWV 998» de Johann Sebastian Bach. Pièce fétiche des instrumentistes chevronnés, la BWV 998 constitue, parmi les oeuvres pour luth de Bach, la composition la plus complaisante à la guitare. L’artiste nous laisse en suspens, littéralement, durant le prélude, pour nous ébrouer ensuite aux cadences serrées de la fugue à trois voix. On craignait tout ce qu’on peut craindre d’un «jeune prodige» confronté à une partition du Cantor: une exécution appliquée, empesée, avec beaucoup de dextérité et peu d’âme. Mais grande est notre surprise: le guitariste fait preuve d’une maturité de maître, par un jeu réellement inspiré, par une sensualité qui aurait surpris l’austère Bach lui-même. Un Bach qui aurait été plus surpris encore de voir que le jeune impertinent se permet de tronquer la fugue en plein vol, passant directement de son passage médian à l’allegro conclusif.
Les «Forgotten Dances» sont le fruit d’une commande à Thomas Adès. Il s’agit d’une pièce en six mouvements, dont les lignes mélodiques et les tempi sans cesse changeants génèrent une atmosphère résolument mystérieuse. La Courante est le premier morceau de bravoure de la soirée, au service duquel l’artiste mobilise toute sa dextérité, avec une sorte d’assurance tranquille qui laisse pantois. On aura apprécié la dimension spectrale de la Barcarolle, la force du Carillon, qui par l’enchaînement de ses barrés est très éprouvant sans doute pour la main gauche. Grande découverte que ces «Forgotten Dances», un chef-d’oeuvre.
Un autre monde
Puis Sean Shibe saisit sa guitare électrique, et aussitôt nous changeons d’univers, passant du registre du moyen au plan de l’effet – aux cordes nylon Sean Shibe a montré un savoir-faire, maintenant il va créer des atmosphères.
La première nous laisse perplexe. Une «Strat» pour une relecture de «O choruscans lux Stellarum», le joyau de Hildegard von Bingen! Le projet certes a de quoi séduire, quant au résultat Von Bingen n’est pas là pour nous dire ce qu’elle en pense. Il n’est pas sûr qu’elle aurait apprécié la pédale de «looping», le véritable exécutant en vérité de cette seconde partie de soirée, cet inévitable looping qui fait que l’on ne sait plus désormais en concert qui joue quoi, ce qui est enregistré et ce qui ne l’est pas, quand débute telle séquence et quand finit telle autre. «O choruscans lux Stellarum» est une oeuvre densément spirituelle, Shibe veut en voir la pertinence en regard de son programme, qui en effet peut se prévaloir d’une subtile cohésion, mais aura-t-il réussi à restituer, avec sa guitare électrique, le pouvoir de fascination de cette pièce?
C’est au service de musiques plus accueillantes pour l’électricité, du moins les compositions contemporaines que l’artiste manie sa guitare avec le plus de bonheur. «Electric Counterpoint» de Steve Reich notamment, long développement «attacato», joué plectre aux doigts. Une hypnotisante pulsation en canons, des contrepoints dont jamais l’artiste n’abandonne la clarté à la réverbération, dont jamais la précision n’est noyée par les trémolos. Là encore il fallait du courage: cette pièce doit être maîtrisée de part en part, faute de quoi la sidération recherchée ferait place à un fatal ennui.
«O Sacrum Convivium» d’Olivier Messiaen: pari osé encore que l’interprétation de la seule pièce spécifiquement liturgique que Messian ait publiée. On veut y croire, on se laisse bercer par le flux des ondes électriques, séduire par ce Messian à la fois éthéré et voluptueux. On croira plus encore à la réussite de l’artiste sur la composition «Buddha» de Julius Eastman, choix par lequel Sean Shibe entérine sa prédilection pour les compositeurs atypiques. Pianiste au service des écoles musicales les plus radicales des années 1970, Eastman a donné son «Buddha» sous forme d’une partition en grand ovale piqué de notations, invitation aux musiciens à l’interpréter à leur gré.
Le public est ravi. Par la démonstration de virtuosité, par le répertoire, par l’audace de son exécution.
Une «Strat» pour une relecture de «O choruscans lux Stellarum», le joyau de Hildegard von Bingen!