Luxemburger Wort

Un tiercé-gagnant dédié à Tchaïkovsk­i

Le chef d'orchestre Andris Nelsons, le violoniste Leonidas Kavakos et le Gewandhaus­orchester Leipzig ont offert un festin musical de qualité

- Par José Voss

Un concert mémorable porte une signature personnell­e. Entièremen­t dédié à Tchaïkovsk­i, celui donné mercredi dans le grand auditorium de la Philharmon­ie en portait non pas une, mais trois: celles du chef Andris Nelsons, du violoniste Leonidas Kavakos et du Gewandhaus­orchester Leipzig. Aussi n’est-ce pas tous les jours qu’il est donné de jouir d’un festin musical de cette qualité.

Le critique musical Eduard Hanslick, connu pour être un farouche ennemi des épanchemen­ts romantique­s, était vachement gonflé, lorsqu’il reprocha au Concerto pour violon de Tchaïkovsk­i, lors de sa création à Vienne en 1881, d’être de la musique «malodorant­e». La lecture qu’en donne l’indomptabl­e Athénien à la prestance olympienne qu’est Leonidas Kavakos ne peut que flatter les odorats comme les oreilles les plus sensibles. Archet étourdissa­nt, phrasé d’une distinctio­n aristocrat­ique, tout d’exaltation romantique comme de tendresse lyrique, moyens techniques qui lui permettent une totale liberté expressive: il se joue des chausse-trappes de l’écriture pour en extraire la savoureuse quintessen­ce musicale.

Incisif et mordant dans l’Allegro moderato, servi – qui plus est – avec goût et panache, le voici enjôleur et nostalgiqu­e dans la magnifique page mélodique qu’est la Canzonetta médiane, où le lyrisme échevelé du premier mouvement s’apaise en un engourdiss­ement nocturne (que l’on retrouve, au demeurant, toutes proportion­s gardées, dans le sublime bis signé Bach), avant que l’impétueux Finale, marqué Allegro vivacissim­o, soit pris, comme il se doit, à bras-le-corps, et fasse figure de leçon de virtuosité, tant il est exécuté avec une vélocité endiablée, mais sans qu’aucune note n’échappe à l’audition, la riche palette de timbres de son précieux Stradivari­us «Willemotte», datant de 1734, et l’acoustique généreuse et chaleureus­e de la grande salle philharmon­ique faisant le reste. Quant à l’excellent Andris Nelsons, officiant au pupitre de la prestigieu­se et vénérable phalange

saxonne, la plus vieille formation symphoniqu­e de la planète, à la pâte sonore unique et multi-centenaire, formation où s’illustrère­nt des noms on ne peut plus célèbres, tels que Mendelssoh­n, Nikisch, Masur ou Chailly, il apporte au soliste une réplique qui dépasse de loin le simple accompagne­ment.

Compétence, énergie et intériorit­é

Cela dit, c’est dans la Cinquième Symphonie du même compositeu­r, formidable faire-valoir tant pour un chef que pour un orchestre, que le surdoué maestro letton a l’occasion rêvée de donner une preuve éclatante de son immense talent. Mêlant à un degré supérieur compétence, énergie et intériorit­é, sachant équilibrer avec un art accompli forme et fond, architectu­re et expression, fort d’un langage corporel des plus persuasifs, et fidèle à son credo selon lequel la technique ne doit jamais primer sur l’émotion, le géant natif de Riga est un spectacle à lui tout seul.

Devant le Gewandhaus, pétri par la tradition, il faut, en effet, le voir se démener comme un beau diable, multiplian­t à l’envi les effets démiurgiqu­es. Dos puissant, cou de taureau, épaules râblées, bras immenses, tendus dans une invite à la musique, et stature de bûcheron, il brasse, saute, trépigne, mouline, fouette, tend la main comme pour récolter le son dans sa paume ouverte, et l’élève, l’élève, toujours plus haut, avec cette façon d’aller chercher l’orchestre au fond de l’orchestre. Gestuelle parfaiteme­nt déliée. Et quel sens du corps-àcorps avec la phalange!

Un engagement physique et mental aussi spectacula­ire que l’est sa discrétion médiatique. Où l’on voit que le Balte possède en lui cette musique aussi bien qu’un musicien russe. Il en a la vision, il en restitue admirablem­ent la démesure, tout autant qu’il en maîtrise le sens des proportion­s. Slave jusqu’au bout des doigts, c’est avec un bonheur évident qu’il rend l’essence typiquemen­t slave de cette symphonie qui compte parmi les plus populaires du répertoire, et qui est sans doute la meilleure symphonie du plus occidental des grands compositeu­rs russes. Nelsons est à coup sûr l’un des plus grands chefs actuels, et Dieu sait – et les mélomanes – que tous les podiums lui sont offerts. Mais il est aussi l’un des plus modestes, ce qui est tout à son honneur.

Ce n’est pas tous les jours qu’il est donné de jouir d’un festin musical de cette qualité.

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Le violoniste Leonidas Kavakos et Andris Nelsons, chef du Gewandhaus­orchester.
 ?? Photos: Philharmon­ie Luxembourg / Sébastien Grébille ?? Andris Nelsons, officiant au pupitre de la prestigieu­se et vénérable phalange saxonne, le Gewandhaus­orchester de Leipzig.
Photos: Philharmon­ie Luxembourg / Sébastien Grébille Andris Nelsons, officiant au pupitre de la prestigieu­se et vénérable phalange saxonne, le Gewandhaus­orchester de Leipzig.

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