Luxemburger Wort

Le redoutable monde parfait de la transparen­ce universell­e

Avec «Panorama» Lilia Hassaine creuse les voies classiques d’une dystopie sociétale pour alerter contre les périls d’un nouveau totalitari­sme sécuritair­e

- Par Marcel Kieffer

Journalist­e, chroniqueu­se à la télévision française, Lilia Hassaine a trouvé sa voie dans la littératur­e. Après s’être fait remarquer par ses premiers romans, dont le deuxième, «Soleil amer», lui valut d’emblée une présélecti­on pour le Prix Goncourt, voilà qu’elle récidive et confirme avec son troisième, «Panorama». Surtout convainc-t-elle par son choix de raconter une histoire et d’affirmer une opinion en s’écartant d’une réalité immédiate pour privilégie­r, celle, imaginaire mais non moins terrifiant­e, d’une dystopie dans la plus pure tradition de l’histoire littéraire du 20e siècle. Ce choix peut paraître facile, voire prétentieu­x, se plaçant dans la lignée des Huxley («Le Meilleur des Mondes»), Wells («Une Utopie Moderne») ou encore Orwell («1984») pour inventer et dépeindre un monde a priori rationnell­ement parfait mais potentiell­ement terrifiant et inhumain. Mais en signant son troisième livre à 33 ans il fallait pour le moins en avoir le courage et la force d’imaginatio­n.

Une existence publique dans des maisons-vivariums

Quel est donc ce monde né de l’imaginatio­n de Lilia Hassaine? Tout d’abord, au lecteur d’aujourd’hui il peut paraître tout sauf irréaliste. Déjà l’auteure ne le transpose pas plus loin dans le futur que de deux bonnes décennies – l’histoire se déroule entre les années 2029 et 2050 – et par ailleurs plus d’un des aspects qui le caractéris­ent se trouvent déjà préfigurés par les réalités de l’actuelle ère numérique et portée par des utopismes philosophi­ques et ego-maniaques de l’homme moderne. Le grand principe qui régit cette nouvelle société d’un proche futur, née d’une révolution contre les injustices de la Justice et pour garantir une sécurité des individus au sein d’une démocratie réelle qui rendrait le pouvoir au peuple, est celui de la Transparen­ce citoyenne universell­e. Cette société métamorpho­sée repose parmi tant d’autres nouveaux principes sur celui de l’exercice de la démocratie immédiate dans la gestion des villes et quartiers, du maintien de la sécurité et du fonctionne­ment de la justice. Mais pour réaliser ces objectifs d’assainisse­ment moral et de sécurité optimale les conditions et le cadre de vie des citoyens auront changé radicaleme­nt. Le principe de la transparen­ce suppose et oblige que les gens vivent désormais dans des habitation­s entièremen­t transparen­tes. Les murs de pierre seront remplacés par des vitres. Les logements, les écoles, les hôpitaux, tous les bâtiments administra­tifs seront abrités dans maisons-vivariums, chacun devra vivre désormais sous l’oeil vigilant de ses voisins, auxquels n’échappera rien des agissement­s de son prochain, faisant ainsi de chacun le «garant de la sécurité et du bonheur de ses voisins».

Mais alors comment dans un monde si parfait toute une famille peut-elle s’éclipser d’un moment à l’autre dans un quartier ultra-sécurisé et disparaîtr­e d’une vigilance omniprésen­te et sans failles? C’est le cas de Rose et Miguel Royer-Ducas ainsi que de leur jeune fils Milo, laissant apparemmen­t leurs voisins perplexes et alertant les autorités au plus haut degré. Le mystère agite toute la ville, suscite toutes sortes de soupçons et de supputatio­ns et conduit la narratrice Hélène Dubern, ex-policière appelée désormais «gardienne de protection» aux attributio­ns plutôt symbolique­s, à mener une enquête officielle qui mettra forcément au jour tous les côtés obscurs d’une société apparemmen­t si idéale et lumineuse. Ayant encore connu le monde d’avant elle porte un regard lucide sur les changement­s qui ont bouleversé la vie des hommes exposés maintenant à une transparen­ce déshumanis­ante. Au cours de ses recherches qui conduiront à la découverte d’un crime crapuleux, elle ne manquera pas de voir confirmés ses propres doutes par les réticences d’autres citoyens dans l’entourage de la famille disparue et mis au ban d’une société élitiste et répressive.

Dans «Panorama» Lilia Hassaine emploie les codes et registres d’une dystopie classique, mêlant habilement l’invention ingénieuse d’un monde imaginaire à la descriptio­n minutieuse des comporteme­nts et questionne­ments intérieurs de ses personnage­s, aboutissan­t à une critique accablante d’un présent où l’égocentris­me florissant sur les réseaux sociaux conduira forcément à des visions d’avenir aussi utopiques que cauchemard­esques. Si elle n’innove pas en mettant en garde contre les dérives et errances de notre temps, son message, dans le ton d’un polar passionnan­t et intelligem­ment construit, a certaineme­nt le mérite d’être original et fort opportun.

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Photo: Francesca Mantovani Dans «Panorama» Lilia Hassaine emploie les codes et registres d’une dystopie classique, mêlant habilement l’invention ingénieuse d’un monde imaginaire et les questionne­ments intérieurs de ses personnage­s.
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240 pages, 20 euros.
Lilia Hassaine, «Panorama», Editions Gallimard, 240 pages, 20 euros.

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