Quand une même main fournit l’arme et le pain
C’est une désolation profonde que l’on éprouve devant Gaza, qui a plusieurs visages. Désolation, d’abord, devant la violence obtuse d’une action armée qui consiste à bombarder une population captive et affamée, à la presser dans cet entonnoir qu’est Rafah et, là, à frapper encore.
Désolation, ensuite, devant l’attitude des Etats-Unis qui ces jours-ci révèle, dans tout leur éclat, à la fois son impuissance et son ineptie, en procédant au largage de vivres aux Palestiniens tout en poursuivant les livraisons militaires à Israël – plus de 100 cargaisons depuis le début de la guerre, équivalant à des milliers de munitions à guidage, de bombes de petit diamètre et de bombes antibunkers selon le «Wahington Post». L’aberration «militarohumanitaire» à son moment culminant, quand c’est une même main qui fournit l’arme et le pain.
Désolation enfin devant le déclin de l’attention que l’on prête à ce drame: une analyse des journaux télévisés français montre que le temps consacré à Gaza se réduit rapidement, alors que
Une parité des responsabilités comme préalable au scepticisme.
demeure constante la part consacrée à la guerre en Ukraine. Pourquoi ce déclin, quand bien même reste ouverte la question de savoir si la régression de la couverture médiatique atteste ou provoque un moindre intérêt de la part des téléspectateurs? Les explications s’imposent avec la force des évidences.
La guerre en Ukraine est entrée dans sa troisième année, c’est un temps très long, intolérable, mais cette guerre n’en est pas moins une catastophe «récente». Le conflit israélo-palestinien pour sa part a 75 ans au moins. Et, surtout, ce conflit interminé nous semble interminable: nous peinons à comprendre la formule à deux Etats, que les uns présentent comme une «solution», que les autres disent impossible, nous peinons à comprendre ce conflit dans ses fondements, à démêler l’écheveau des causes et des effets, des tenants et des aboutissants. Or un conflit indéchiffrable prive de la possibilité d’assigner des responsabilités premières, et c’est cette impossibilité de désigner des bourreaux et des victimes qui, dans la durée, peut exaspérer face à ce conflit si particulier par le contraste entre sa permanence et les fluctuations de l’attention qu’il suscite.
Le carnage du 7 octobre, et les tueries qui s’en suivent, forment une séquence dramatique qui achève de décourager notre besoin de juridiction morale: aux horreurs commises par les uns nous opposons les abominations perpétrées par les autres, postulant une sorte d’indépassable parité à la fois des souffrances et des responsabilités devant celles-ci. Cette parité supposée est objectivement fautive et psychologiquement redoutable, en ce qu’elle débouche inéluctablement sur l’indifférence.