Marion Deichmann et son retour émouvant au Luxembourg de son enfance
De passage au Grand-Duché où elle a vécu dans sa jeunesse, Marion Deichmann a raconté un récit toujours aussi glaçant sur son histoire et celle de sa maman, victime de la Shoah.
Marion Deichmann est revenue. Là où elle a passé sa tendre enfance. Là aussi où elle a raconté il y a un peu plus de dix ans son histoire traumatisante qui l’a poussée à écrire un ouvrage. «Je voudrais que son nom apparaisse partout» est le titre qu’elle a donné à un livre paru en 2012. Onze ans plus tard, «Lettres de Drancy» est venu apporter une autre dimension à cette histoire. La technique de la réalité virtuelle a mis en relief le lien indéfectible qui unissait Marion à sa maman Alice, déportée et gazée à Auschwitz en 1942.
Détour par Remich
Présenté à la Biennale 2023 de Venise, ce film a bouleversé Guy Daleiden, le directeur du Film Fund Luxembourg. «Il devait faire partie de cette édition. Je suis heureux que Neimënster permette son visionnage avec le casque nécessaire à cette expérience immersive», a-t-il dit en guise d’introduction à cette conférence organisée dans les murs de l’Abbaye. Pour ajouter du poids à ce témoignage, Marion Deichmann a fait le déplacement de Chicago, là où elle réside avec sa famille depuis maintenant trois ans. «Je suis passée à Remich, au 54 de la Maachergaas», a expliqué l’alerte nonagénaire. «Ça m’a rappelé quand je montais dans la barque avec mon père lorsque la Moselle débordait. La maison dans laquelle j’ai habité jusqu’à mes sept ans existe toujours, mais elle est en mauvais état. Tout comme les Stolpersteine.» La patine du temps a fait son oeuvre mais plusieurs témoignages sont venus réconforter celle qui s’y était installée en mars 1934.
Si Marion Deichmann a refoulé le sol grandducal, Denis Scuto n’y est certainement pas pour rien. L’historien fut celui qui a permis à cette dame née à Karlsruhe en 1932 de rembobiner une partie de la bande-originale de sa vie. On se souvient de cette fameuse liste des 280 enfants juifs du Luxembourg établie par l’administration à des fins d’expulsion de l’enseignement primaire, exhumée en 2014 par le médiateur de cette soirée. Le nom de Marion Deichmann y figurait. Un premier courriel permet d’établir le contact cette année-là. Depuis, les échanges ont permis de nourrir le propos et la fille d’Alice et de Kurt continue d’explorer son passé, d’enrichir ses archives et de porter la parole à travers le monde.
«Mon père, né à Algrange, est parti en 1939 au Brésil. Ma mère n’a pas voulu le suivre. Elle a préféré rejoindre sa mère à Paris», raconte Marion, qui a aussi vécu au 22, avenue de la Liberté à Luxembourg-Ville et dont le grand-père paternel habitait Bous. «Nous avons passé une nuit à Bruxelles avant de partir pour la capitale française dans un camion, couchées sous une bâche. Ma mère me disait de ne plus respirer pour ne pas attirer l’attention.» Une fois à Paris, en septembre 1940, la vie a repris son cours malgré l’occupation. «J’allais à l’école. Tout allait bien malgré le bruit qui courait à propos des juifs qui pourraient être expulsés vers des camps de travail.»
Tout bascule lors de la rafle du Vel d’Hiv en juillet 1942. «Des policiers français en civil se sont présentés à la maison, rue Caffarelli et ont ordonné à ma mère de les suivre. Moi, je ne figurais pas sur la liste. Maman m’a dit ‘’Sois sage! A bientôt’’. C’est la dernière fois que je l’ai vue. Elle était quelqu’un de posée. Elle jouait du piano pendant de longues heures alors que moi, j’étais turbulente. Elle était allée s’inscrire à la Mairie et c’est à partir de cette liste qu’ils nous ont retrouvées.»
Alice est d’abord déportée à Drancy où elle écrit une dernière carte à sa fille et à sa mère «puis à Auschwitz le 28 juillet dans des wagons d’habitude réservés aux bestiaux. A 1.000 par train. A 100 par wagon. Elle sera gazée le lendemain.» On a beau entendre ça depuis des années, on ne ressort pas indemnes après de tels propos.
Placée chez une famille puis chez une autre alors que sa grand-mère est partie en Alsace, Marion a perdu sa boussole. «Maman était tout pour moi et j’étais tout pour elle. J’ai longtemps cru qu’elle était en Russie, mais c’était un rêve. D’habitude, quand les gens disparaissent, ils ont droit à une cérémonie.» Elle est finalement recueillie par la famille Parigny, dans la Manche, en 1943. Ses «parents» adoptifs seront faits Justes parmi les Nations en 2015.
Marion revient à Paris en décembre 1944 où elle retrouve sa grand-mère et son oncle Paul. Elle récupère des biens que sa maman avait confiés à une personne de confiance, Madame Didong, à Luxembourg. «J’aurais tant voulu re
On n’a pas assez conscience que la Shoah a enlevé une partie de la vie luxembourgeoise. Denis Scuto, historien
trouver la trace de cette personne, mais je n’y suis jamais parvenue.» Parmi les objets se trouve un grand tableau sur lequel on voit Alice. Il fait partie des photos que Marion montre à l’envi quand elle donne une conférence.
Marion s’en alla aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale, entreprit des études à New York puis revint en France. «J’y ai toujours vécu à part quelques années à Los Angeles», dit-elle, racontant qu’elle avait rencontré son mari sur un bateau.
Reconnaissance et indemnisation
Pour que personne n’oublie, Marion Deichmann raconte son histoire un peu partout après avoir travaillé pendant plus de 20 ans à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) à Genève. Elle se documente, se félicite des travaux de la famille Klarsfeld qui ne cesse d’alimenter le débat et remercie au passage Jacques Chirac pour avoir reconnu en 1995 la responsabilité de la France dans la rafle du Vel d’Hiv.
Denis Scuto propose alors une mise en abîme avec un bref retour sur l’histoire de la communauté juive au Luxembourg et principalement à Remich. «On n’a pas assez conscience que la Shoah a enlevé une partie de la vie luxembourgeoise», dit l’historien. Une saillie verbale qui relance le débat sur la trace laissée par ce génocide dans la société grand-ducale. «On a oublié la Shoah pendant 50 à 60 ans et la société civile commence à s’en rendre compte depuis 2012, 2013», fait remarquer Henri Juda, ancien président de MemoShoah. «Il y a eu un accord signé le 27 janvier 2022 entre le gouvernement luxembourgeois et le consistoire israélite. Un accord qui n’avait jamais été discuté auparavant au sein de notre communauté. Il comportait des aspects positifs comme le couvent de Cinqfontaines, mais il y a aussi l’aspect de la spoliation qui est quelque peu mis à l’écart. Le gouvernement a décidé de payer une somme unique à tous les survivants sans chercher à savoir s’ils avaient passé des années dans un camp de concentration ou s’ils s’étaient cachés. Personne n’a contacté ces gens, à part peut-être Claude Marx. Personne ne s’est senti responsable. Nous avons des comités et une fondation pour la mémoire de la Shoah qui reçoit 150.000 euros par an pour en faire quoi?»
Un peu interpellée par cette intervention, Marion Deichmann s’est contentée de dire qu’elle avait amorcé des démarches d’indemnisation auprès du Luxembourg comme elle l’a fait en France et en Allemagne, mais que la poste américaine lui avait renvoyé sa missive. Mil Lorang a apporté un complément d’information important au dossier. «La Claims Conference à New York a centralisé les demandes d’indemnisation, y compris pour le Luxembourg qui a versé 1.000.000 d’euros. C’était à elle qu’il fallait s’adresser.» Ce qui, visiblement, s’est fait un peu tardivement.
Denis Scuto a reconnu que certaines commissions manquaient parfois de transparence dans leur travail, regrettant au passage le manque de reconnaissance au pays pour cette page si sombre de l’Histoire. «Il existe plus de 500 monuments au pays en référence à la Seconde Guerre mondiale, mais très peu sont consacrés à la Shoah même s’il existe une journée de commémoration officielle depuis 2005 et que certaines lignes semblent bouger. Il y a eu le rapport Artuso, des recherches scientifiques, des avancées sur la spoliation, mais je suis toujours étonné des obstacles que nous rencontrons lorsque nous entamons des recherches sur le sujet», a dit l’historien, ponctuant sur une note positive. «Ce mois-ci aura lieu la soutenance de la première thèse consacrée à ce sujet et qui est l’oeuvre de Blandine Landau.»
Un tonnerre d’applaudissements a salué les dernières paroles de Marion Deichmann qui a bouleversé l’assemblée à travers un témoignage à retrouver dans un livre et désormais dans une production réalité virtuelle.
Maman m’a dit «Sois sage! A bientôt». C’est la dernière fois que je l’ai vue. Marion Deichmann
Dans «Lettres de Drancy», le spectateur accompagne Marion Deichmann alors qu’elle raconte son voyage d’enfance aux frontières du Nord de l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale avec sa mère Alice. Elle relate sa douloureuse séparation avec sa mère, sa fuite contre les nazis avec l’aide de la Résistance française de Paris et sa survie suite au Jour J en Normandie. L’histoire de Marion est pleine d’émotions, de perte et de nostalgie, mais surtout d’amour. Un amour qui a perduré tout au long de sa vie. A découvrir jusqu‘au 17 mars au Pavillon de la Réalité Virtuelle à Neimënster, ouvert le jeudi et vendredi de 10 à 20 heures, le samedi de 11 à 20 heures et le dimanche de 11 à 19 heures.