Ancré dans la cité
Dans une démocratie comme la nôtre, l’intellectuel ne peut ni ne doit se désintéresser du cours du monde. Hegel disait de l’intelligentsia qu’elle est d’abord «l’intelligence de ce qui est», «son temps saisi dans des pensées» (ihre Zeit in Gedanken erfasst). Or, l’intellectuel, le vrai, préférera toujours, à l’image d’un Raymond Aron, dont le modèle dans l’univers des idées était Max Weber, l’éthique de la responsabilité à celle de la conviction, fût-ce au prix de compromis qu’on aurait tort de confondre avec de la compromission.
Ceci étant dit, une question se pose: «Où est, aujourd’hui, le nouvel Aron, le nouveau Sartre, le nouveau Böll, le nouveau Grass?». Ou, variante plus inquiétante: «Pourquoi il n’y aura pas de nouveau Sartre, Aron, Böll, Grass?». Ce qui sous-entend l’interrogation: «Pourquoi, par rapport à eux, les intellectuels d’aujourd’hui sont-ils des lilliputiens microcéphales?», ces trois questions, en vérité, n’en formant qu’une.
La réponse tient, peut-être en priorité, au fait que les intellectuels du XXe siècle se sont presque invariablement trompés, sinon fourvoyés, en optant souvent pour le pire. Les poèmes d’Éluard et d’Aragon chantant la gloire de Staline, celui de Prévert s’enthousiasmant devant «le soleil rouge de la révolution», Althusser s’extasiant, encore en 1974, devant l’URSS ne sont que quelques exemples français de cette berlue des clercs qui empoisonna l’intelligence de plusieurs générations. Tout s’est passé, en réalité, comme si les intellectuels, pour la plupart de gauche en ce qui concerne la France, n’apprenaient jamais rien de la réalité historique: de Staline en Mao, de Trotski en Castro et en Chavez, de Khmers rouges en ayatollah Khomeni, et ainsi de suite. Cela dit, n’oublions pas Heidegger, qui est de l’autre bord politique. Des formulations antisémites parsèment les écrits du philosophe de Messkirch, membre du parti nazi de 1933 à 1945, et ce, dès les années 1930. Et, pour revenir en France, il fut un temps où André Gide pouvait écrire dans son Journal: «S’il fallait ma vie pour assurer le succès de l’URSS, je la donnerais aussitôt» (23 avril 1932).
Qu’est-t-il donc arrivé pour que nombre d’intellectuels tombèrent naïvement – à la différence des gens moins cultivés – dans tous les pièges des régimes totalitaires, en en célébrant le culte de manière quasi inconditionnelle: stalinisme, maoïsme, fascisme, nazisme, et cetera… en attendant les suivants, sans doute liés à l’islamisme ou au wokisme? Quelle affligeante situation que cette scission de la raison et du bon sens! Et si c’était la mort de Dieu, prophétisée par Nietzsche, qui laisse libre cours à cette forme d’idolâtrie qu’est l’idéocratie, l’idée idole, la raison idole, victime de sa hybris?
Grandeur et décadence des intellectuels!? Toujours est-il qu’à intervalles réguliers, leur fin est annoncée. Parce qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû faire. Parce qu’ils ont failli, qu’ils ont trahi. Depuis Julien Benda, fustigeant La Trahison des clercs (1927) à La farce tragique des intellectuels de gauche de FranzOlivier Giesbert (2019), en passant par Jean Lyotard, Pierre Nora ou Régis Debray, tous diagnostiquent, rien qu’en France, leur fin proche, sans manquer de critiquer sévèrement leur forfaiture de faussaires de la vérité.
Le pouvoir et le prestige des intellectuels s’étiolant de plus en plus sous nos yeux, assistons-nous au déclin irrémédiable de cette classe d’élite? Dans L’Erreur et l’Orgueil (2015), Roger Scruton montrait que l’intellectuel de gauche n’apprend pas. Plus il se trompe, plus il persiste et signe. C’est même son signe distinctif, argumente l’essayiste britannique. Après s’être égaré en défendant les régimes les plus mortifères de la planète (Union soviétique, Chine populaire, Cambodge), il continue, ces temps-ci, à tomber dans tous les panneaux, de l’islamisme à l’antiracisme identitaire importé des universités américaines. Alors que s’écroulent sous nos yeux deux pays mis à mal par des idéologies vermoulues, l’Algérie et le Venezuela, comment ne pas rappeler que nos chers intellectuels les présentaient, il n’y a pas si longtemps, comme des modèles ? Déjà dans Thinkers of the New Left, qui date de 1986, Scruton reprochait aux intellectuels de gauche (il vaudrait peut-être mieux dire « idéologues ») de tout remettre en question, afin de soumettre le réel à l’usine à mensonges qu’est leur idéologie, tant la réalité, chez eux, est subordonnée à la pensée. Il y a « le mâle, blanc, hétérosexuel, chrétien », censé être coupable, et les autres « identités soi-disant victimaires », comme les femmes, les homosexuels voire même les musulmans. Une attitude radicale, pour ne pas dire totalitariste, qui rend impossible la Diskursethik, chère à Jürgen Habermas, sans doute le plus grand philosophe encore vivant.
Au fait, et pour finir, qu’est-ce qu’un intellectuel? Un vrai de vrai ? Dit autrement: de quoi «intellectuel» est-il le nom? Fondamentalement et pour l’essentiel, d’une personne dont l’activité repose sur l’exercice de l’esprit, et qui, le cas échéant, s’engage, en tant que sentinelle d’une société qui va souvent à vau-l’eau, dans la sphère publique pour faire part de ses analyses, de ses points de vue sur les sujets les plus divers, ou pour défendre des valeurs, à commencer par celle de la liberté, «seule valeur impérissable de l’Histoire» selon Camus. Ce faisant, le véritable intellectuel s’inscrit dans la grande tradition d’Antigone, combattant les intérêts, souvent minables, des institutions politiques, au nom de la vocation universelle des droits de l’homme.
: Où est, aujourd’hui, le nouvel Aron, le nouveau Sartre, le nouveau Böll, le nouveau Grass?