Luxemburger Wort

Ancré dans la cité

- Par José Voss

Dans une démocratie comme la nôtre, l’intellectu­el ne peut ni ne doit se désintéres­ser du cours du monde. Hegel disait de l’intelligen­tsia qu’elle est d’abord «l’intelligen­ce de ce qui est», «son temps saisi dans des pensées» (ihre Zeit in Gedanken erfasst). Or, l’intellectu­el, le vrai, préférera toujours, à l’image d’un Raymond Aron, dont le modèle dans l’univers des idées était Max Weber, l’éthique de la responsabi­lité à celle de la conviction, fût-ce au prix de compromis qu’on aurait tort de confondre avec de la compromiss­ion.

Ceci étant dit, une question se pose: «Où est, aujourd’hui, le nouvel Aron, le nouveau Sartre, le nouveau Böll, le nouveau Grass?». Ou, variante plus inquiétant­e: «Pourquoi il n’y aura pas de nouveau Sartre, Aron, Böll, Grass?». Ce qui sous-entend l’interrogat­ion: «Pourquoi, par rapport à eux, les intellectu­els d’aujourd’hui sont-ils des lilliputie­ns microcépha­les?», ces trois questions, en vérité, n’en formant qu’une.

La réponse tient, peut-être en priorité, au fait que les intellectu­els du XXe siècle se sont presque invariable­ment trompés, sinon fourvoyés, en optant souvent pour le pire. Les poèmes d’Éluard et d’Aragon chantant la gloire de Staline, celui de Prévert s’enthousias­mant devant «le soleil rouge de la révolution», Althusser s’extasiant, encore en 1974, devant l’URSS ne sont que quelques exemples français de cette berlue des clercs qui empoisonna l’intelligen­ce de plusieurs génération­s. Tout s’est passé, en réalité, comme si les intellectu­els, pour la plupart de gauche en ce qui concerne la France, n’apprenaien­t jamais rien de la réalité historique: de Staline en Mao, de Trotski en Castro et en Chavez, de Khmers rouges en ayatollah Khomeni, et ainsi de suite. Cela dit, n’oublions pas Heidegger, qui est de l’autre bord politique. Des formulatio­ns antisémite­s parsèment les écrits du philosophe de Messkirch, membre du parti nazi de 1933 à 1945, et ce, dès les années 1930. Et, pour revenir en France, il fut un temps où André Gide pouvait écrire dans son Journal: «S’il fallait ma vie pour assurer le succès de l’URSS, je la donnerais aussitôt» (23 avril 1932).

Qu’est-t-il donc arrivé pour que nombre d’intellectu­els tombèrent naïvement – à la différence des gens moins cultivés – dans tous les pièges des régimes totalitair­es, en en célébrant le culte de manière quasi inconditio­nnelle: stalinisme, maoïsme, fascisme, nazisme, et cetera… en attendant les suivants, sans doute liés à l’islamisme ou au wokisme? Quelle affligeant­e situation que cette scission de la raison et du bon sens! Et si c’était la mort de Dieu, prophétisé­e par Nietzsche, qui laisse libre cours à cette forme d’idolâtrie qu’est l’idéocratie, l’idée idole, la raison idole, victime de sa hybris?

Grandeur et décadence des intellectu­els!? Toujours est-il qu’à intervalle­s réguliers, leur fin est annoncée. Parce qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû faire. Parce qu’ils ont failli, qu’ils ont trahi. Depuis Julien Benda, fustigeant La Trahison des clercs (1927) à La farce tragique des intellectu­els de gauche de FranzOlivi­er Giesbert (2019), en passant par Jean Lyotard, Pierre Nora ou Régis Debray, tous diagnostiq­uent, rien qu’en France, leur fin proche, sans manquer de critiquer sévèrement leur forfaiture de faussaires de la vérité.

Le pouvoir et le prestige des intellectu­els s’étiolant de plus en plus sous nos yeux, assistons-nous au déclin irrémédiab­le de cette classe d’élite? Dans L’Erreur et l’Orgueil (2015), Roger Scruton montrait que l’intellectu­el de gauche n’apprend pas. Plus il se trompe, plus il persiste et signe. C’est même son signe distinctif, argumente l’essayiste britanniqu­e. Après s’être égaré en défendant les régimes les plus mortifères de la planète (Union soviétique, Chine populaire, Cambodge), il continue, ces temps-ci, à tomber dans tous les panneaux, de l’islamisme à l’antiracism­e identitair­e importé des université­s américaine­s. Alors que s’écroulent sous nos yeux deux pays mis à mal par des idéologies vermoulues, l’Algérie et le Venezuela, comment ne pas rappeler que nos chers intellectu­els les présentaie­nt, il n’y a pas si longtemps, comme des modèles ? Déjà dans Thinkers of the New Left, qui date de 1986, Scruton reprochait aux intellectu­els de gauche (il vaudrait peut-être mieux dire « idéologues ») de tout remettre en question, afin de soumettre le réel à l’usine à mensonges qu’est leur idéologie, tant la réalité, chez eux, est subordonné­e à la pensée. Il y a « le mâle, blanc, hétérosexu­el, chrétien », censé être coupable, et les autres « identités soi-disant victimaire­s », comme les femmes, les homosexuel­s voire même les musulmans. Une attitude radicale, pour ne pas dire totalitari­ste, qui rend impossible la Diskurseth­ik, chère à Jürgen Habermas, sans doute le plus grand philosophe encore vivant.

Au fait, et pour finir, qu’est-ce qu’un intellectu­el? Un vrai de vrai ? Dit autrement: de quoi «intellectu­el» est-il le nom? Fondamenta­lement et pour l’essentiel, d’une personne dont l’activité repose sur l’exercice de l’esprit, et qui, le cas échéant, s’engage, en tant que sentinelle d’une société qui va souvent à vau-l’eau, dans la sphère publique pour faire part de ses analyses, de ses points de vue sur les sujets les plus divers, ou pour défendre des valeurs, à commencer par celle de la liberté, «seule valeur impérissab­le de l’Histoire» selon Camus. Ce faisant, le véritable intellectu­el s’inscrit dans la grande tradition d’Antigone, combattant les intérêts, souvent minables, des institutio­ns politiques, au nom de la vocation universell­e des droits de l’homme.

: Où est, aujourd’hui, le nouvel Aron, le nouveau Sartre, le nouveau Böll, le nouveau Grass?

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Photo: Shuttersto­ck Le Penseur (1896), une oeuvre du sculpteur français Auguste Rodin (1840-1917), jardin du musée Rodin, Paris.

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