Luxemburger Wort

Une histoire à l’envers

Un jeu de l’amour et du hasard bienvenu que propose le théâtre avec «Trahisons» de Harold Pinter

- Par Stéphane Gilbart Encore représenté les 20 et 22 mars à 20h, www.tol.lu

C’est de façon très originale que le dramaturge anglais Harold Pinter (1930-2008) traite de l’éternel triangle amoureux: le mari, la femme et son amant. Les tribulatio­ns de leur aventure en trio, il ne nous invite pas à les suivre chronologi­quement. Non, cette histoire, il nous la raconte à l’envers. Ce trio, que nous allons suivre à rebours, c’est celui d’Emma, de Robert, son mari, de Jerry, le meilleur ami de celui-ci – il a même été son «garçon d’honneur».

À partir d’une première «scène d’exposition», nous découvrons différents moments-clé de «l'aventure», dont les fondements nous sont chaque fois révélés par la scène suivante, antérieure, pour en arriver à la déclaratio­n d’amour enflammée initiale de Jerry pour Emma. Emma qui aura trahi son mari, Jerry qui aura trahi son ami. Mais ce dont on prend conscience aussi peu à peu, c’est qu’aucun d’entre eux ne connaît vraiment toute la vérité de leurs relations. Ainsi, Jerry ignore qu’Emma a tout avoué à Robert quatre ans plus tôt. Un Robert qui ne dira rien de ce qu’il sait à Jerry, continuant à le traiter comme son ami. Un Robert qui finira également par avouer ses multiples infidélité­s. «Trahisons»: le pluriel du titre français de la pièce est donc bien justifié.

Le public sait plus que les personnage­s

Un des bonheurs de cette pièce est que nous, le public, nous en savons plus que les personnage­s et nous réjouisson­s donc de ce qu’ils pensent et disent, et qui est contredit ou nuancé par la réalité qu’ils ignorent. Mais ce bonheur se multiplie par le fait que peu à peu, nous aussi,, nous découvrons, grâce aux retours en arrière, des faits qui expliquent autrement ce que nous croyions être. C’est subtil. Et exprimé dans des dialogues ciselés dont Pinter est un grand maître. Tout aussi subtilemen­t, il a l’art de donner vie à un certain Casey, un personnage dont on parle lors de chaque séquence et que l’on ne verra jamais; il a l’art de se référer sans cesse à des parties de squash que les deux hommes évoquent sans cesse sans jamais les livrer. Chaque révélation entraîne son lot de nouvelles interrogat­ions, de perplexité. Ajoutons que tout cela, qui se déroule dans le monde de l’édition et des galeries d’art, est en outre bien révélateur de nos vanités, prétention­s et jugements.l

Au TOL, la mise en scène de Véronique Fauconnet fait bien entendre les propos de personnage­s sans cesse attentifs à ce qu’ils peuvent dire et ne pas dire sous peine de trahir leur trahison. Surtout, elle donne un rythme exact à leurs mots, recherchés, retenus, hésitants parfois, marqués par une pause. Ce jeu des silences et des révélation­s, essentiel, elle nous le fait voir aussi dans la mise en place de ses comédiens, dans le jeu corporel de leurs proximités. De plus, tout cela est efficaceme­nt concrétisé dans la scénograph­ie de Christian Klein – qui aussi a habillé Emma très élégamment.

Pour scander les neuf étapes du «retour en arrière», il a imaginé un jeu de stores vénitiens entrecrois­és que les interprète­s lèvent ou abaissent, ouvrent, entrebâill­ent ou ferment. Des stores traversés par les lumières pertinente­s de Manu Nourdin, qui, sur le tempo des révélation­s, illuminent, dissimulen­t, laissent entraperce­voir. Dans cet environnem­ent bienvenu, les trois in

terprètes imposent les personnali­tés de leur personnage: Steeve Brudey Nelson en mari sérieux, du moins en apparence, mais qui, en fait, mène le jeu alors qu’il semble la victime des deux autres; Jean-Thomas Bouillague­t, amant moins aimant qu’il ne le proclame, dans son refus notamment de prendre une décision par rapport à sa femme; Pauline Collet, elle aussi plus complexe

dans sa réalité que celle qu’elle donne à voir à son amant – rappelez-vous: elle a tout dit à son mari quatre ans auparavant.

Oui, c’est un jeu de l’amour et du hasard «rebobiné» bienvenu que propose le TOL ces jours-ci.

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Photos: Bohumil Kostohryz Pauline Collet, dans son rôle plus complexe dans sa réalité que celle qu’elle donne à voir à son amant.
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Jean-Thomas Bouillague­t, amant moins aimant qu’il ne le proclame, et Steeve Brudey Nelson (à droite) en mari sérieux, du moins en apparence.

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