Une histoire à l’envers
Un jeu de l’amour et du hasard bienvenu que propose le théâtre avec «Trahisons» de Harold Pinter
C’est de façon très originale que le dramaturge anglais Harold Pinter (1930-2008) traite de l’éternel triangle amoureux: le mari, la femme et son amant. Les tribulations de leur aventure en trio, il ne nous invite pas à les suivre chronologiquement. Non, cette histoire, il nous la raconte à l’envers. Ce trio, que nous allons suivre à rebours, c’est celui d’Emma, de Robert, son mari, de Jerry, le meilleur ami de celui-ci – il a même été son «garçon d’honneur».
À partir d’une première «scène d’exposition», nous découvrons différents moments-clé de «l'aventure», dont les fondements nous sont chaque fois révélés par la scène suivante, antérieure, pour en arriver à la déclaration d’amour enflammée initiale de Jerry pour Emma. Emma qui aura trahi son mari, Jerry qui aura trahi son ami. Mais ce dont on prend conscience aussi peu à peu, c’est qu’aucun d’entre eux ne connaît vraiment toute la vérité de leurs relations. Ainsi, Jerry ignore qu’Emma a tout avoué à Robert quatre ans plus tôt. Un Robert qui ne dira rien de ce qu’il sait à Jerry, continuant à le traiter comme son ami. Un Robert qui finira également par avouer ses multiples infidélités. «Trahisons»: le pluriel du titre français de la pièce est donc bien justifié.
Le public sait plus que les personnages
Un des bonheurs de cette pièce est que nous, le public, nous en savons plus que les personnages et nous réjouissons donc de ce qu’ils pensent et disent, et qui est contredit ou nuancé par la réalité qu’ils ignorent. Mais ce bonheur se multiplie par le fait que peu à peu, nous aussi,, nous découvrons, grâce aux retours en arrière, des faits qui expliquent autrement ce que nous croyions être. C’est subtil. Et exprimé dans des dialogues ciselés dont Pinter est un grand maître. Tout aussi subtilement, il a l’art de donner vie à un certain Casey, un personnage dont on parle lors de chaque séquence et que l’on ne verra jamais; il a l’art de se référer sans cesse à des parties de squash que les deux hommes évoquent sans cesse sans jamais les livrer. Chaque révélation entraîne son lot de nouvelles interrogations, de perplexité. Ajoutons que tout cela, qui se déroule dans le monde de l’édition et des galeries d’art, est en outre bien révélateur de nos vanités, prétentions et jugements.l
Au TOL, la mise en scène de Véronique Fauconnet fait bien entendre les propos de personnages sans cesse attentifs à ce qu’ils peuvent dire et ne pas dire sous peine de trahir leur trahison. Surtout, elle donne un rythme exact à leurs mots, recherchés, retenus, hésitants parfois, marqués par une pause. Ce jeu des silences et des révélations, essentiel, elle nous le fait voir aussi dans la mise en place de ses comédiens, dans le jeu corporel de leurs proximités. De plus, tout cela est efficacement concrétisé dans la scénographie de Christian Klein – qui aussi a habillé Emma très élégamment.
Pour scander les neuf étapes du «retour en arrière», il a imaginé un jeu de stores vénitiens entrecroisés que les interprètes lèvent ou abaissent, ouvrent, entrebâillent ou ferment. Des stores traversés par les lumières pertinentes de Manu Nourdin, qui, sur le tempo des révélations, illuminent, dissimulent, laissent entrapercevoir. Dans cet environnement bienvenu, les trois in
terprètes imposent les personnalités de leur personnage: Steeve Brudey Nelson en mari sérieux, du moins en apparence, mais qui, en fait, mène le jeu alors qu’il semble la victime des deux autres; Jean-Thomas Bouillaguet, amant moins aimant qu’il ne le proclame, dans son refus notamment de prendre une décision par rapport à sa femme; Pauline Collet, elle aussi plus complexe
dans sa réalité que celle qu’elle donne à voir à son amant – rappelez-vous: elle a tout dit à son mari quatre ans auparavant.
Oui, c’est un jeu de l’amour et du hasard «rebobiné» bienvenu que propose le TOL ces jours-ci.