Enfin pouvoir parler, enfin être écoutée
La pièce «Je crois que dehors, c’est le printemps» est une merveilleuse démonstration des pouvoirs du théâtre dans tous ses moyens et tous ses effets
Au Kinneksbond, «Je crois que dehors, c’est le printemps» est non seulement le récit des répercussions sismiques d’une catastrophe familiale, mais il est aussi une merveilleuse démonstration des pouvoirs du théâtre dans tous ses moyens et tous ses effets.
Cette femme a été heureuse dans son couple, cette femme a été enceinte, des jumelles sont nées. Mais peu à peu la situation a évolué: son mari a révélé sa face cachée. Possession, emprise, menaces, chantage. Jusqu’au jour où il est parti, jusqu’au jour où il a disparu, emmenant les deux fillettes avec lui. Sont-elles vivantes, sontelles mortes? Aucune trace, aucun indice, un vide absolu. Une douleur, des questionnements, une solitude épouvantables.
Cette histoire est vraie, une femme l’a vécue. Une journaliste italienne, Conchita de Gregorio, a recueilli son témoignage, en a fait le récit. C’est alors que, profondément touchée elle aussi, Gaia Saitta l’a transformé en une pièce de théâtre. Une adaptation qui justifie le théâtre, qui prouve combien il peut être une parole libérée, une parole partagée suscitant une écoute réelle, une écoute empathique qui ne soit pas que sensiblerie au premier degré.
Le récit chronologique-logique de la journaliste, Gaia Saitta l’a déstructuré, en a perturbé l’ordre chronologique et l’ordre logique. En effet, lorsqu’on est écrasé par un événement bouleversant et ses conséquences, on le revit par bribes et morceaux. Cette femme-là devant nous nous interpelle: si elle est là, «c’est pour faire le point, pour mettre ensemble les morceaux de [son] histoire». Nous allons être dans son aujourd’hui rasséréné, dans les moments de la rencontre, dans ceux de l’enquête policière, dans les consultations diverses, dans les inquiétudes, dans les cris de douleur ou de révolte. Et peu à peu, c’est nous qui, auditeurs attentifs, allons retracer sa si triste histoire, en prendre l’exacte dimension.
D’autre part, et ce sont les moyens du théâtre pour intensifier-densifier le propos, dans leur mise en scène, Gaia Saitta et
Giorgio Corsetti associent le public à ce qui va être reconstitué: la comédienne invite l’un ou l’autre membre du public à venir s’asseoir sur le plateau. Une caméra saisira son visage en gros plan, elle serrera un homme-spectateur dans ses bras. Ils seront symboliques de notre attention soutenue, de notre communion avec le personnage. Au cours de la représentation, elle utilisera quantité de post-it, ces petits bouts de papier devenus les instruments de torture de son mari. La bande-son ponctuera son parcours avec des extraits d’oeuvres de Schubert, un musicien de la disparition. Une scénographie aussi délicate qu’expressive de Giuliana Rienzi. Très habilement, les changements de séquences, les quelques modifications scénographiques sont des temps de pause, non pas techniques, mais significativement essentiels dans la mesure où ils offrent au public un temps de respiration, un temps de compréhension, un temps de réflexion.
Dans la mesure où ils lui évitent de basculer dans la sensiblerie et lui offrent cette distance qui permet la prise de conscience. Il y a encore et surtout, le jeu de l’interprète, Gaia Saitta elle-même, littéralement habitée par son personnage. Quelle intériorisation expressive. Force du théâtre dans ses moyens et ses effets! Un théâtre qui est un lieu de la parole, un lieu de l’écoute.
Cette femme n’a pu sortir de sa sidération qu’à partir du moment où elle a rencontré quelqu’un qui lui a vraiment laissé, rendu, la parole, quelqu’un qui l’a réellement écoutée. Elle a pu alors trouver les mots pour se dire, elle a pu commencer à revivre en l’intériorisant ce qu’elle avait vécu, recommencer à vivre. Elle a pu se dire: «Je crois que dehors c’est le printemps».
: Un théâtre qui est un lieu de la parole, un lieu de l’écoute.