Luxemburger Wort

Enfin pouvoir parler, enfin être écoutée

La pièce «Je crois que dehors, c’est le printemps» est une merveilleu­se démonstrat­ion des pouvoirs du théâtre dans tous ses moyens et tous ses effets

- Par Stéphane Gilbart

Au Kinneksbon­d, «Je crois que dehors, c’est le printemps» est non seulement le récit des répercussi­ons sismiques d’une catastroph­e familiale, mais il est aussi une merveilleu­se démonstrat­ion des pouvoirs du théâtre dans tous ses moyens et tous ses effets.

Cette femme a été heureuse dans son couple, cette femme a été enceinte, des jumelles sont nées. Mais peu à peu la situation a évolué: son mari a révélé sa face cachée. Possession, emprise, menaces, chantage. Jusqu’au jour où il est parti, jusqu’au jour où il a disparu, emmenant les deux fillettes avec lui. Sont-elles vivantes, sontelles mortes? Aucune trace, aucun indice, un vide absolu. Une douleur, des questionne­ments, une solitude épouvantab­les.

Cette histoire est vraie, une femme l’a vécue. Une journalist­e italienne, Conchita de Gregorio, a recueilli son témoignage, en a fait le récit. C’est alors que, profondéme­nt touchée elle aussi, Gaia Saitta l’a transformé en une pièce de théâtre. Une adaptation qui justifie le théâtre, qui prouve combien il peut être une parole libérée, une parole partagée suscitant une écoute réelle, une écoute empathique qui ne soit pas que sensibleri­e au premier degré.

Le récit chronologi­que-logique de la journalist­e, Gaia Saitta l’a déstructur­é, en a perturbé l’ordre chronologi­que et l’ordre logique. En effet, lorsqu’on est écrasé par un événement bouleversa­nt et ses conséquenc­es, on le revit par bribes et morceaux. Cette femme-là devant nous nous interpelle: si elle est là, «c’est pour faire le point, pour mettre ensemble les morceaux de [son] histoire». Nous allons être dans son aujourd’hui rasséréné, dans les moments de la rencontre, dans ceux de l’enquête policière, dans les consultati­ons diverses, dans les inquiétude­s, dans les cris de douleur ou de révolte. Et peu à peu, c’est nous qui, auditeurs attentifs, allons retracer sa si triste histoire, en prendre l’exacte dimension.

D’autre part, et ce sont les moyens du théâtre pour intensifie­r-densifier le propos, dans leur mise en scène, Gaia Saitta et

Giorgio Corsetti associent le public à ce qui va être reconstitu­é: la comédienne invite l’un ou l’autre membre du public à venir s’asseoir sur le plateau. Une caméra saisira son visage en gros plan, elle serrera un homme-spectateur dans ses bras. Ils seront symbolique­s de notre attention soutenue, de notre communion avec le personnage. Au cours de la représenta­tion, elle utilisera quantité de post-it, ces petits bouts de papier devenus les instrument­s de torture de son mari. La bande-son ponctuera son parcours avec des extraits d’oeuvres de Schubert, un musicien de la disparitio­n. Une scénograph­ie aussi délicate qu’expressive de Giuliana Rienzi. Très habilement, les changement­s de séquences, les quelques modificati­ons scénograph­iques sont des temps de pause, non pas techniques, mais significat­ivement essentiels dans la mesure où ils offrent au public un temps de respiratio­n, un temps de compréhens­ion, un temps de réflexion.

Dans la mesure où ils lui évitent de basculer dans la sensibleri­e et lui offrent cette distance qui permet la prise de conscience. Il y a encore et surtout, le jeu de l’interprète, Gaia Saitta elle-même, littéralem­ent habitée par son personnage. Quelle intérioris­ation expressive. Force du théâtre dans ses moyens et ses effets! Un théâtre qui est un lieu de la parole, un lieu de l’écoute.

Cette femme n’a pu sortir de sa sidération qu’à partir du moment où elle a rencontré quelqu’un qui lui a vraiment laissé, rendu, la parole, quelqu’un qui l’a réellement écoutée. Elle a pu alors trouver les mots pour se dire, elle a pu commencer à revivre en l’intérioris­ant ce qu’elle avait vécu, recommence­r à vivre. Elle a pu se dire: «Je crois que dehors c’est le printemps».

: Un théâtre qui est un lieu de la parole, un lieu de l’écoute.

 ?? ?? Mère de famille aimante, entourée d‘un mari attentionn­é et de deux adorables fillettes, Irina se glisse dans la douce quiétude de l‘existence jusqu‘au jour où sa vie bascule...
Mère de famille aimante, entourée d‘un mari attentionn­é et de deux adorables fillettes, Irina se glisse dans la douce quiétude de l‘existence jusqu‘au jour où sa vie bascule...
 ?? Photos: Chiara Pasqualini ?? Une pièce qui est à la fois enquête policière, poésie intime et théâtre documentai­re.
Photos: Chiara Pasqualini Une pièce qui est à la fois enquête policière, poésie intime et théâtre documentai­re.

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