Parlons français!
Fun, sexy, cool, ou encore, living, shopping, lifting, casting, brushing, footing, zapping, jogging… Force est de constater que les anglicismes chers aux anglomaniaques ont le vent en poupe. Mais – n’en déplaise aux puristes intégristes -, des périls autrement graves que l’invasion du franglais menacent la langue de Molière et Voltaire: l’écriture inclusive, le langage SMS, les usages iconoclastes de la langue tel que l’abus d’acronymes, la féminisation au forceps des métiers («autrice», quelle horreur!), le pronom «iel» introduit dans la version en ligne du Robert, l’abandon de certaines règles grammaticales (le participe passé conjugué avec l’auxiliaire avoir qui tend à devenir invariable, l’infinitif et le participe passé qui tendent à se confondre), le jargon, lequel triomphe aujourd’hui dans tous les domaines, le verbiage publicitaire, le vocabulaire pseudo-scientifique détourné de son objet et de son sens, l’appropriation grotesque de termes philosophiques (le sport lui-même n’est plus à l’abri des ravages de ce charabia qui se veut profond).
Voilà les vrais ennemis du français, qui signent le délitement de notre parler, bien plus sûrement que les emprunts à d’autres idiomes ou les abus de l’argot sur les réseaux sociaux. Molière vivrait-il de nos jours, la lecture des journaux, l’écoute de la radio, le spectacle des émissions de télé lui offriraient matière à dix comédies burlesques, au regard desquelles Les Précieuses ridicules feraient figure d’anodin divertissement de patronage. Dérive, à la fois linguistique et éthique, la phraséologie prétentieuse ou saugrenue dont on enrobe les idées les plus banales, sous le prétexte de les anoblir (ce qu’il est convenu d’appeler «le syndrome du garde champêtre»), ne réussit, en fait, qu’à les obscurcir jusqu’à l’incohérence voire l’inintelligibilité (je pense, par exemple, aux formulaires de déclaration des impôts, de plus en plus indéchiffrables pour le commun des mortels). Et de substituer – sans rire – à «école maternelle», l’appellation plus ronflante d’«établissement du cycle préscolaire» ; à «bibliothèque», «centre de matériel pédagogique»; à «notes», «critères d’évaluation»; à «femme de ménage», «technicienne de surface»; à «mort», «processus biologique terminal»… et j’en passe, parmi ces mots de plus en plus biscornus, savants ou hermétiques. «France» cède de plus en plus la place à «Hexagone». Ce dernier tour de passe-passe linguistique, qui fait glisser le pays de la géographie à la géométrie, altère la notion traditionnelle en refusant son aspect charnel, son relief, sa substance vivante, réduite, pour le coup, à un schéma déshumanisé, abstrait, conforme au décor fonctionnel de la vie moderne.
En porte-à-faux avec les «gardiens du temple» que sont les «Immortels» de l’Académie française (institution fondée par Richelieu, et qui n’a pratiquement pas d’équivalent ailleurs), les tenants d’une langue en constante évolution, gens de lettres – linguistes également, mais aussi écrivains, poètes, lexicographes, philologues – argumentent, fascinés par la perpétuelle faculté d’une langue à s’adapter au changement, qu’un idiome vivant et accueillant n’a pas besoin d’être «protégé». Ce disant, ils reprochent aux puristes de tous bords de transformer le français en une langue morte. S’ensuivent des empoignades homériques, des débats-combats entre réformateurs et conservateurs, avec, comme résultat quasi invariable, la victoire de ces derniers, toute tentative de simplifier l’orthographe d’usage ou grammaticale suscitant des levées de boucliers et finissant lamentablement par se solder par un échec. On vénère le deuxième accent aigu totalement illogique d’«événement» comme un Dieu en trois personnes ou comme un morceau de la Vraie Croix!
On a coutume de dire que la grammaire française et le cricket britannique sont deux jeux incompréhensibles qui passionnent les indigènes et rendent tous les autres à peu près fous. Irrationnelle comme la foi, la grammaire française a valeur de religion… des laïques.
A cela s’ajoute que nos voisins et amis français sont fous du français. Il paraît, ai-je entendu ou lu quelque part, autant de livres sur ce sujet que sur la cuisine ou la gastronomie, autre grande passion outre-Quiévrain. Le Français est «logophile». Voir le succès d’une émission comme «Les Chiffres et les Lettres», ou «La Dictée (du regretté) Pivot» – dictée qui s’inscrivait dans le prolongement de la dictée formule 1, «La Dictée de Mérimée», dans laquelle Napoléon III fit 75 fautes, un étranger, le prince de Metternich, ambassadeur d’Autriche, n’en faisant que trois!
L’orthographe est (une vache) sacrée. La grammaire, j’insiste, une religion. La syntaxe, «Sainte Axe». Toute idée de simplification, un voeu pieux. Une réforme, c’est bien joli, disait Raymond Queneau, «mezalor, mezalor keskon nobtyin?» écrivait-il.
Oh, Babel ! (Mal)heureusement, le ridicule ne tue plus à notre époque. Sinon, il y a déjà belle lurette que beaucoup de «têtes pensantes» contemporaines seraient passées de vie à trépas! Quoi qu’il en soit, il est grand temps que le français renoue enfin avec l’une de ses vertus majeures: la clarté.