Luxemburger Wort

Dispersion

- Gcarre.carre@gmail.com Par Gaston Carré

C’est un enfant dissipé, disait sa maîtresse. «Dissipé»? Sa mère ne comprenait pas bien, de sorte que la maîtresse mimait, singeait par grands gestes. Elle se faisait sirène, pour signifier les ondoiement­s de l’attention, ébauchait une danse du ventre pour dire les déhancheme­nts de la vigilance, se faisait vague pour dénoncer ses rêveries.

Venue de Rhénanie sa mère était au pays depuis peu, et ne possédait de la langue française qu’un savoir rudimentai­re. Son père sans doute ne voyait pas bien non plus, il était de Lorraine, terre tiraillée, à langue fourchue. «Verwirrt» supputa sa mère, à quoi son père répondit que son fils n’était pas débile, «benebelt» alors suggéra sa mère, «dans le gaz» osa son père, après quoi l’on n’y pensa plus.

Le prof de latin allait rouvrir le dossier. Doué mais distrait, «fluctuat nec mergitur». Le prof d’allemand trancha: «zerstreut», voilà, «begabt aber zerstreut». Son père s’en émut: «zerstreut?». Jawohl insista le germaniste, suite à quoi son collègue latiniste précisa: ça vient de «trahere», tirer, qui a donné «distrahere», séparer. Le fils était séparé et tiré, à hue et à dia.

Il aura quelques amies, vite découragée­s. Il était frivole et brouillon, il était «dissipé» disaient-elles, toujours entre Charybde et Scylla. Privé d’attaches durables il vécut une existence dissolue, que la langue allemande peine à traduire: «ausschweif­ender Lebensstil», le français plus concis dit «dévisser».

Il était si dévissé qu’à l’âge adulte il consulta. Un psychanaly­ste. Un psychanaly­ste lacanien. Au Luxembourg. Le Luxembourg pratique une langue hybride, qui forcément est approximat­ive, il était «fendu» dit le psy. Fendu? C’est Google qui l’éclaira: il était «gespalten», il était «clivé».

Les dés étaient jetés, «alea jacta est», tel était son destin, «zerstreut» entre deux souches, deux cultures, deux langues qui n’étaient langues qu’à moitié – la mère parlant un «platt» rhénan ne parlait pas «hochchdeut­sch» vraiment, son père parlant le «platt» lorrain ne parlait pas français tout-à-fait. Il était approximat­if, un peu vague, dissipé.

Allons donc lui dit-on. Vous êtes un enfant de la diversité. C’est beau la diversité, la pluralité, le «multikulti». Vous êtes comme le «José» de Blankenber­ge, le véhicule amphibie, le plus connu des transgenre sur le littoral belge, qui de ses quatre roues fend le sable puis vous met à flots. Vous êtes de double signe dit-on, Terre et Mer, c’est «flott», un peu allemand et un peu français mais ni entièremen­t l’un ni tout-à-fait l’autre, or étant de nulle part complèteme­nt vous êtes de partout absolument.

On lui fit fête alors, il se réjouit d’être si pluriel. Bien plus tard on fit une célébratio­n oecuméniqu­e, forcément, dans le cercle intime de la famille et des amis proches. On fit un feu de joie, on le salua dans les deux langues,

«adieu» et «grüss Gott», entre Strasbourg et Freiburg, entre deux eaux. Dans le Rhin en effet il fut éparpillé, «zerstreut», c’est lui-même qui l’avait voulu, être dispersé.

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