Dieu, le Père
Père est le nom de Dieu dans le Nouveau Testament. Ceci appert clairement à la lumière d’une comparaison avec les textes de l’Ancienne Alliance, où Yahvé est comparé à un Père ou appelé comme tel seulement à de rares occasions, comme, par exemple, dans le Psaume 103, verset 13: «Comme est la tendresse d’un père pour ses fils, tendre est Yahvé pour qui le craint». Dans l’Ancien Testament s’ajoute à la figure du père l’idée de la sévérité nécessaire à l’éducation de ceux qu’il aime: «Yahvé reprend celui qu’il chérit, comme un père, son fils bienaimé» (Proverbes 3, 12). Cette image paternelle est notablement renforcée chez Osée (11, 1.2a.3.4), tout comme dans le Psaume 68, qui évoque la sollicitude accrue de Dieu pour le peuple dans une situation d’abandon, et où Yahvé est qualifié de «Père des orphelins» (verset 6).
Ceci étant, dans l’ensemble des passages vétérotestamentaires insistant sur la sollicitude paternelle de Dieu, on trouve également des métaphores de type maternel. C’est ainsi que l’affectueuse attention pour Sion est décrite comme l’attachement d’une mère pour son enfant (Isaïe 49, 14-16). Le prophète voit dans la naissance le symbole de l’histoire du salut: «Une femme oublie-t-elle l’enfant qu’elle nourrit, cesse-t-elle de chérir le fils de ses entrailles?» (Is 49, 15). Et d’ajouter: «Comme un fils que sa mère console, moi aussi je vous consolerai» (Is 66, 13).
Pourquoi, cependant, les thèmes de la paternité et de la maternité, décrivant l’amour de Dieu pour son peuple, sont-ils utilisés, dans l’ensemble, avec une certaine réticence? Est-ce pour prévenir toute confusion avec les mythes sacrés orientaux et autres croyances religieuses de l’époque, notamment les cananéennes, où l’accouplement et la génération bénéficient de l’aura mythique d’un événement divin, et où les divinités vivent en couple, leurs rapports amoureux symbolisant la fertilité cosmique? Ceci prend un relief particulier dans le culte de Baal. Ainsi, l’atmosphère religieuse était-elle saturée de représentations mythiques-sexuelles.
Or, force est de constater qu’Israël n’a pas pris part à la divinisation de la sexualité. Yahvé se trouve au-delà de toute polarisation sexuelle. Même si l’extension de la prostitution sacrée comme allégorie du rapport unissant le dieu à la déesse continuait de faire l’objet de controverses, il apparaît comme un fait acquis que les divinités cananéennes étaient des divinités naturelles, et que leur polarité sexuelle représentait les forces de la végétation et de la vie. Tout autre, en revanche, était la conception du peuple élu.
Contrairement, donc, à la cour des dieux naturels et mythologiques des peuples environnants, Israël se distingue par la vénération d’un «Être Unique», sans contrepartie féminine. Le mot Dea n’est même pas mentionné dans l’AT. Est-ce à dire qu’il convient, dès lors, de parler d’une sorte de «méta-sexualité», i.e. d’une transcendance sexuelle, propre à l’essence même de Dieu? D’un Être qui n’est pas sexué, parce qu’il est surnaturel, surhumain, supraterrestre, parce qu’il domine, surplombe, transcende le monde? Est-ce à dire que toute métaphore à son sujet, qu’elle soit paternelle ou maternelle, tout motif, qu’il soit patriarcal ou matriarcal, doit nous rendre sceptiques à l’égard d’attributs de Dieu qui tendent à une quelconque polarisation d’un Être réduit à une divinité naturelle et, partant, privée de son absolue transcendance? Question rhétorique: la poser, c’est y répondre.
Mais alors, pourquoi, en tout état de cause, continuer à parler de Dieu comme d’un Père? La conception vétérotestamentaire de Yahvé est anti-mythologique et anti-naturelle, certes, mais l’étude méticuleuse du lexique utilisé pour le décrire révèle qu’il continue d’être caractérisé comme un Père affectueux. Sans parler du NT, où, répétons-le, Père est le nom de Dieu par excellence. Les Septante traduisent le verbe hébreux aheb par agapao (et non par erao), un nom qui dérive du substantif agapè, qui, fait significatif, ne se trouve, à l’époque préchrétienne, que dans les Écritures Sacrées. Il semble donc qu’il exprime le vécu d’une expérience réduite à l’espace existentiel hébreu. L’autre vocable, erao, dérivant de eros, désigne l’amour que suscite l’attraction physique, l’amour entendu comme désir érotique naissant entre un homme et une femme. De signification semblable est phileo, qui indique la sympathie qu’éprouvent des personnes vivant une relation étroite voire intime. Or, l’on ne peut s’empêcher d’observer que les LXX ont recours au terme plutôt anodin d’agapè pour parler de l’amour particulier de Dieu.
Si, dans la vision des Grecs, l’eros était le désir ardent de quelque chose qui est d’un grand prix, la volonté de se l’accaparer pour le posséder pleinement, l’envie intense d’être comblé, agapè signifie, au contraire, l’intérêt de Dieu pour quelque chose de peu de valeur voire d’aucune valeur. L’agapè, en effet, ne désire pas quelque chose, parce qu’il est communément estimé comme étant précieux, mais c’est elle, l’agapè, qui confère d’elle-même sa valeur aux choses, les rendant ainsi précieuses à ses propres yeux.
Ainsi, en examinant la conception de Dieu sous toutes ses facettes, on trouve la vision d’un Être Un et Saint, qui dépasse toutes les catégories, taxonomies, distinctions, divisions, classifications, caractérisations, compartimentations. Un Être qui, dans sa volonté toujours plus manifeste d’immanence, est mû par le souci du salut de l’homme. Du point de vue de la pleine Révélation qui advient dans et par le Christ, vivant, puis mort et, enfin, ressuscité, toutes les personnifications de Dieu apparaissent comme des allusions, des allégories, des anticipations de la Révélation eschatologique, celle qui adviendra à la fin des temps, dans la Nouvelle Alliance, et qui dévoilera la plénitude de vie de l’unique Être divin.