Quand Nice voulait créer un tourisme moral
Pour sauver son économie, la ville tente de retenir les touristes qui désertent face à l'insécurité et la pénurie. Elle propose des attractions «décentes» qui indignent une partie de la France
C
oup de gueule du journal l'«Éclaireur» de Nice dans son édition du 8 octobre 1916, il y a cent ans : «La situation dans les Alpes-Maritimes est la plus grave de tous les départements non envahis ! » Le journal est alarmant. Il argumente que la Côte d'Azur vivant essentiellement de son tourisme est plus touchée des conséquences de la guerre que d'autres régions de France qui tirent leurs richesses d'autres activités économiques. Tel est le dilemme de Nice et de la Côte d'Azur en ces années de guerre : soit elles renoncent à ce qui permet de les faire vivre, soit elles apparaissent « immorales» à s'occuper d'activités futiles en période de deuil et de tragédie ! Il y a ceux qui, comme le gouverneur militaire de Nice, insultent les hôteliers qui maintiennent leurs terrasses de café : «Pendant que nos vaillants officiers et nos braves petits soldats se font tuer héroïquement sur les champs de bataille, l'étalage des oisifs et des inconscients sur les terrasses des cafés constitue une indécence intolérable. » (Cité par Ralph Schor dans «Nice pendant la guerre de 1914-1918»). Et il y a ceux qui, comme le député Ernest Lairolle, considèrent qu'on ne peut pas priver notre région de sa principale source de revenu et qu'au bout du compte une partie de l'argent rapporté par le tourisme partira en aides à la France combattante. Car, en cette fin d'année 1916 - il y a cent ans - la France combat plus que jamais.
Maintenir des distractions sans insulter la France
L'atroce bataille de Verdun a commencé le 21 février et durera jusqu'au 19 décembre. Elle causera ce nombre insupportable de 300 000 morts. Pendant ce temps, entre le 1er juillet et le 18 novembre 1916 a lieu la bataille de la Somme dont le nombre de tués augmente encore : 400 000 morts. Alors, parler tourisme pendant ce temps-là ? Dans son édition du 21 janvier 1915, l’«Éclaireur» de Nice a avancé une nouvelle notion, celle du «tourisme
tolérable» ,du «tourisme décent» ,du « tourisme moral » -ce tourisme qui ne semblera pas insultant aux yeux de la France combattante : « Parmi les distractions tolérables... il faut chercher des sensations que donnent la belle musique, ou une belle conférence ou un beau spectacle susceptible de parler au coeur.» Bien sûr, les grandes fêtes ont été annulées : le carnaval et les grands bals qui vont avec comme les Veglione, mais aussi les courses de chevaux et d'automobile, les meetings aériens. Dans le domaine sportif, les bains de mer restent admis. Aussi le général Goiran, maire de Nice, signe-t-il son arrêté annuel dont certains articles font sourire : « Article 1 : Toutes les personnes qui voudront se baigner à la mer, depuis le vallon de Magnan jusqu'au poteau placé au Lazaret, ne pourront le faire sans être munies d'un caleçon ou de tout autre vêtement. Article 6 : Il est expressément défendu de suspendre par les pieds les noyés qui seraient retirés de l'eau. » (Sic !) Concernant les spectacles, les grandes salles sont closes depuis le début de la guerre : les théâtres, les casinos. L'opéra de Nice a fermé ses portes, contrairement à ceux de Monaco et de Toulon qui vivent au ralenti. Comment faire vivre le tourisme dans ces conditions ! Les palaces de la Côte d'Azur ont été transformés en hôpitaux de guerre. Les blessés arrivent par wagons entiers. Dans les parcs des hôtels se promènent les convalescents et les estropiés. Sous des bâches s'entassent le mobilier hôtelier que des voyous viennent piller la nuit.
Les pays neutres font de la concurrence
La riche clientèle russe, anglaise, belge a fui la Côte. Profitant scandaleusement de cette situation, des pays méditerranéens concurrents font leur publicité à nos frais. C'est ainsi que dès la fin de l'année 1914, les stations balnéaires italiennes et espagnoles font savoir que leur pays n'étant pas en guerre (ce qui est vrai au début du conflit pour l'Italie qui n'entre en guerre qu'en mai 1915. L'Espagne elle est restée neutre) ils peuvent proposer aux touristes les mêmes avantages que la Côte d'Azur dans un pays en paix ! Ralph Schor relève une publicité émise par la ville de Saint-Sébastien en Espagne : «L'hiver à San Sebastian. Climat délicieux et le plus sain, le séjour le plus agréable. Casinos ouverts.» Le Journal de Nice réplique violemment le 8 octobre 1914 : «Saint-Sébastien est un nid d'espions allemands, il faut se méfier des publicités envoyées par cette station !» Pour essayer de renverser la situation, une grande campagne, relayée par le ministère des Affaires étrangères et les ambassades et consuls de France dans le monde, est lancée en 1915. Elle informe « qu'en dehors des grandes fêtes, la vie sur la Côte d'Azur est semblable aux hivers précédents». Mais, bien sûr, personne n'y croit !
En particulier, pas les hôteliers. Début 1915, leur Union régionale fait savoir :
« Pour aménager les hôpitaux, on a réquisitionné sans réfléchir les plus beaux hôtels, alors qu'on pouvait trouver des maisons plus simples, tout aussi convenables, qui auraient rempli le même but et qui auraient coûté moins cher à l’État...» Les autorités militaires admettent la chose et, en 1915, restituent plusieurs palaces. Mais, en raison des inévitables dégradations qui sont intervenues dans les bâtiments, le mobilier et le matériel, et surtout en raison du manque de personnel, seuls le Ruhl sur la Promenade des Anglais et le Riviéra dans le quartier de Cimiez à Nice peuvent à nouveau fonctionner. Visant la clientèle américaine, on crée en janvier une ligne de trains Bordeaux-Nice afin d'amener les touristes venus par paquebot de New-York à Bordeaux. Le Casino de la Jetée-Promenade, qui était centre de convalescence rouvre en annonçant des
« divertissements honnêtement récréatifs ». Le Casino municipal de la place Masséna se remet lui aussi à fonctionner partiellement en 1916, donnant des soirées de bienfaisance, des spectacles patriotiques aux titres évocateurs com-me l'«Honneur de mourir ». On ne lésine pas sur la qualité des artistes. Les stars du musichall se succèdent : Dalbret, Polin, la Belle Otéro, Mistinguet, le toulonnais Mayol, Dranum, Cécile Sorel, Réjane, la danseuse Polaire, Maurice Chevalier. L'opéra, en revanche, reste fermé. Alors on décide de donner des ouvrages lyriques au château Valrose à Cimiez (devenu aujourd'hui la Faculté des Sciences). Il y a là une grande salle de spectacle. On programme «Aïda». Pas de chance, le ténor meurt subitement dans les jardins du château ! Une saison de tennis a également lieu au Lawn Tennis Club, avec la gloire niçoise de ce sport, Suzanne Lenglen. Tous ces efforts, hélas, ne donneront pas grand-chose. Le tourisme demeure en berne.
Les domestiques privés de vin et de thé
«Pauvre Côte d'Azur , la voilà déserte et à moitié ruinée !», écrit le 27 avril 1916 l’Économiste du Littoral. En 1917, les choses ne s'arrangeront pas. En février, les salles de spectacles seront invitées à fermer par manque de charbon pour les chauffer ! Beaucoup continueront sans chauffage. Courant 1917, l'Union régionale des hôteliers fait des propositions : « Un fonds spécial, alimenté par des prélèvements de 0,20 franc par lit, sera créé pour améliorer le ravitaillement. Une augmentation de 20 % des prix sera faite par rapport à la saison précédente. Pour pallier la pénurie de sucre, la soupe remplacera le café au lait pour la nourriture du personnel. Face à la pénurie de charbon, l'eau chaude ne sera plus fournie que les mercredi et samedi. Pour les domestiques de famille, le vin ne sera plus compté dans le prix de la pension et on ne leur servira plus de thé. » La situation touristique de Nice et de la Côte reste précaire. A vrai dire, il n'y qu'une solution. Une seule et unique solution. Une solution souhaitée par le monde entier : que la guerre cesse !
« Pour pallier la pénurie de sucre, la soupe remplacera le café au lait pour la nourriture du personnel. Face à la pénurie de charbon, l'eau chaude ne sera plus fournie que les mercredi et samedi.» L'Union régionale des hôteliers