Bernard Thibault : «Une course à l’échalote du moins-disant social»
Pour l’ancien patron de la CGT qui siège désormais au sein de l’Organisation internationale du travail, le monde est au bord d’une troisième guerre mondiale. Et elle ne peut être que sociale
c’est votre titre. Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère… C’est délibéré, vous imaginez bien. D’aucuns s’étonnent de l’utilisation du mot guerre. Mais il faut examiner la situation des droits sociaux dans le monde. Elle est faite de plus en plus de précarité. Et la tendance est à une aggravation. Certes, on a fait reculer l’extrême pauvreté mais, l’accroissement des inégalités s’amplifie. Peu savent qu’il y a chaque année , millions de personnes qui meurent du fait du travail. Par accident ou par maladie professionnelle. C’est beaucoup plus que la totalité des morts causés par l’ensemble des guerres et des conflits à travers la planète. Le mot guerre, il est aussi utilisé parce que l’Organisation internationale du travail (OIT) dans laquelle je siège a justement été construite au lendemain de la Première Guerre mondiale sur une délibération des États considérant que pour éviter une nouvelle catastrophe, et des pressions révolutionnaires telles qu’elles se développaient en URSS, il fallait mettre de l’huile dans les rouages, intégrer de la justice sociale dans les économies.
Cela n’a pourtant pas empêché une Deuxième Guerre mondiale… Et, en , de nouveau les États se sont réunis, cette fois-ci à Philadelphie, pour adopter une déclaration qui a gardé ce nom. La déclaration de Philadelphie, qui reste d’actualité, dit entre autres choses que le travail n’est pas une marchandise, que les zones de pauvretés, où qu’elles se situent, compromettent la pérennité de la paix des autres…
C’est le risque? Quand on regarde les zones de précarité dans le monde, on voit bien que c’est là qu’il y a des conflits. Peu importe le drapeau, religieux ou politique, qui les enrobe, le terreau de ces violences c’est bien l’exclusion, la pauvreté, le manque d’éducation… millions d’enfants sont encore recensés comme étant au travail. Et un travailleur sur deux n’a pas de contrat de travail.
Ce qui était le propre de certains pays dits sous-développés est-il en train de devenir la norme? C’est ce qu’on mesure en terme de tendance au sein de l’OIT: la part de travail non déclaré ne cesse de progresser. Même en France on évolue à % la part de richesses produites en travail dit informel. Même dans un pays avec une forte administration, des syndicats, et des mécanismes de droits… Au point que l’on peut se demander si dans quinze ans on ne sera pas, nous la France, dans la minorité des pays qui ont encore des contrats de travail. Si demain la règle c’est la nondéclaration alors il faut l’assumer politiquement. Parce que je suis convaincu que la plupart des salariés, pas seulement en France, n’acceptent pas cet horizon. Au contraire, ils voudraient du travail plus réglementé. Parce que tous les gouvernements sont pris dans cette espèce de spirale de l’économie mondiale au sein de laquelle ils maîtrisent de moins en moins de choix structurants. On recense multinationales qui font travailler une personne sur cinq à travers la planète. Ce sont moins les États qui organisent l’économie que ces multinationales qui savent réorienter leur production, délocaliser, pour tirer profit de zones de non droit. Du coup, les chefs d’État se livrent à une espèce de course à l’échalote du moins-disant social pour espérer attirer les investisseurs.
Ça vous déçoit, notamment de la France? Est-ce que, comme en , vous appellerez à voter Hollande en ? Je n’ai pas à m’exprimer puisque je ne suis plus en responsabilité. En , je n’étais d’ailleurs que le représentant d’une opinion qui a valu une délibération en interne au sein de la CGT. Si on se remet dans le contexte, je rappelle que les réformes de Nicolas Sarkozy, entre autres sur les retraites, avaient fait descendre dans la rue l’ensemble des syndicats français et des millions de manifestants. Après il s’était étonné que certains syndicalistes estiment qu’il n’était pas en droit de revendiquer un second mandat. C’est du passé. Maintenant si la question est de savoir si je suis déçu par ce quinquennat, la réponse est oui, c’est une évidence. Les responsables politiques, de tout bord, devraient prendre conscience des enseignements de l’histoire. Ces montées nationalistes, racistes, xénophobes, auxquelles on assiste dans beaucoup de pays, sont la conséquence de cette absence de dessein social à l’échelle transnational. Cette incapacité par découragement, par démission aussi et par manque d’ambition fait le lit des forces nationalistes, racistes, qui hier ont été à l’origine d’un conflit mondial.
Risque-t-on d’en arriver là? On ne risque pas forcément la reproduction d’un tel conflit, mais on a quand même des tensions qui s’exacerbent. Et on ne peut pas les sous-estimer, particulièrement, ici, à Nice. On ne peut pas minorer ces actes meurtriers, désordonnés, qui ne s’expliquent pas tous par le désarroi social dont on ne peut pas nier non plus qu’il représente un terreau favorable à de tels actes.
La troisième guerre mondiale est sociale, aux éditions de l’Atelier, pages, €