Au bout de l’impasse
« Marine Le Pen [...] prospère sur la colère, le désenchantement, le rejet de la classe politique traditionnelle. »
On aimerait pouvoir citer ici intégralement la déclaration de noncandidature d’Alain Juppé. C’est l’avantage de ne postuler à rien : on peut tout dire. Y compris les vérités les plus cruelles. D’une terrible lucidité sur le fond, crépusculaire dans sa forme, le non-appel de Bordeaux dresse un tableau saisissant de cette campagne affolante, de ce chaudron de sorcière dont tout peut désormais sortir. La gauche Hamon, débarrassée de François Hollande, enterre la culture de gouvernement et réveille les démons du socialisme de congrès. Sous couvert de modernité, elle s’enivre de propositions aussi chatoyantes qu’irréalistes – revenu universel, mutualisation des dettes européennes et cie –, sous le regard consterné des partisans de Hollande et Valls, qu’un reste de loyalisme socialiste retient encore – pour combien de temps ? – de basculer du côté de Macron. La droite, sortie euphorique de la séquence des primaires, s’emploie méthodiquement à changer l’or en plomb, cherchant vainement dans le marc des sondages la réponse à la question qui la déchire : Fillon or not Fillon ? Hier, sacré par le peuple de droite, aujourd’hui lâché par une ribambelle d’élus et – ce qui est plus grave – par une part significative de son électorat, l’homme du Trocadéro reste pour beaucoup la solution, quand pour les autres il est devenu le problème. L’UDI a largué les amarres. Les juppéistes ont pris le deuil – ou le maquis. Les lemairistes, la poudre d’escampette. Et la sarkozie même est en pleine zizanie. Juppé parle de « gâchis », d’« impasse ». Certes. Mais pas pour tout le monde. Folle campagne, désaxée, sans repères ni axe directeur. Campagne virulente, passionnée, qu’on dirait scénarisée en direct par des auteurs sous amphétamine. Campagne imprévisible, dont rien n’est fixé, ni les thèmes, ni le casting, saturée d’événementsparasites et de coups de théâtre, mais quasi-vide de débats de fond, et où aucun thème n’arrive à « accrocher ». Et pourtant, de cette partie brouillonne, que les joueurs rêveraient de reprendre à zéro, comme on ramasse les cartes après une fausse donne, et qui laisse les électeurs si désorientés qu’à J - , près de la moitié ne sont toujours pas sûrs de leur vote, une nouvelle configuration électorale est en train d’émerger et – si l’on en croit les sondages – de cristalliser. La crise de l’offre politique traditionnelle a rencontré l’envie d’autre chose. Celle-ci a deux visages. Au centre, Emmanuel Macron, le décalé, l’inclassable, le ni-ni. « Immature », dit Juppé. On peut aussi dire neuf. Original par sa personnalité, son positionnement, son langage. Et qui, pour l’heure, attire à lui, autour du noyau centriste structurel, tant les déçus de la gauche que les dépités du fillonnisme. Avec la fragilité que cela implique. Mais vu les circonstances, une marge de croissance. Et tout au bout de l’échiquier, Marine Le Pen, qui prospère sur la colère, le désenchantement, le rejet de la classe politique traditionnelle. La crise des Républicains lui a permis de progresser encore. A peine a-t-elle besoin de faire campagne, tant la confusion générale sert son dessein de faire exploser le « système ». Hier, dans le sondage quotidien IFOP-Fiducial, Marine Le Pen et Emmanuel Macron faisaient le trou avec leurs poursuivants. Elle à ,%. Lui à , %. Entre ces deux-là, que tout oppose – la sociologie des électorats, la conception de la Nation, de l’Europe, de l’économie, de la culture –, la bataille serait sans merci. Le centre et l’extrême droite ne se sont jamais confrontés à ce niveau de compétition. Un second tour Macron - Le Pen serait un choc d’une violence extrême. Débouchant sur une recomposition de la scène politique. Et plaçant chacun, chaque citoyen, devant un choix inédit, et pour beaucoup douloureux. Désormais, tout est possible.