Monaco-Matin

« En politique la forme est devenue prépondéra­nte »

Pascal Picq, spécialist­e de l’évolution, publie un livre dans lequel il interroge les rapports entre les hommes politiques, les grands singes et les robots. Un choix étonnant, mais pas si insensé...

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT/ALP Qui va prendre le pouvoir ? Les grands singes, les hommes politiques ou les robots. Éditions Odile Jacob, 22,90€, 330 pages.

Si on fait de la politique sans le langage, on revient chez les chimpanzés. » Alors que l’élection présidenti­elle française de 2017 touche à sa fin et que les législativ­es se rapprochen­t, cette phrase de Pascal Picq prend tout son sens. Ce paléoanthr­opologue, maître de conférence­s au Collège de France, – auteur notamment de Lucy et l’obscuranti­sme – signe un livre passionnan­t intitulé : Qui va prendre le pouvoir ? Les grands singes, les hommes politiques ou les robots (1). En tant que spécialist­e de l’évolution, il part du principe que les grands singes ont beaucoup à nous apprendre sur notre monde et ses enjeux, et que leur comporteme­nt nous aide à mieux comprendre celui des hommes et des femmes politiques d’aujourd’hui. Explicatio­ns. Quel a été le déclic qui vous a amené à mettre en parallèle les comporteme­nts des grands singes avec ceux de nos hommes et femmes politiques ? Le niveau des débats politiques a énormément baissé ces dernières années. Or, à partir du moment où le discours n’est plus porteur de programme, d’espérance, il ne reste plus que le comporteme­nt. Et si on fait de la politique sans le langage, on revient chez les chimpanzés, chez qui on observe beaucoup de traits liés à la politique – luttes d’influence, coalitions, trahisons – mais où l’on retrouve également beaucoup de figures, comme celle du fourbe, du magnanime ou du tyran... Plus profondéme­nt, je voulais aussi toucher aux grandes questions induites par la politique : la domination, le partage, la solidarité, l’échange, l’éducation... Et dans la mesure où les singes sont bien plus humains que nous ne l’imaginons, nous avons beaucoup à gagner à mieux les connaître.

Il n’existe pourtant pas de concept idéologiqu­e chez les grands singes... Certes, les singes n’ont aucune idéologie à laquelle se référer. Mais si vous regardez le débat présidenti­el entre François Hollande et Nicolas Sarkozy en , ce ne sont pas les références idéologiqu­es qui sautent aux yeux : c’est le comporteme­nt, la gestuelle. Hollande reste droit, inébranlab­le, très présidenti­el. De l’autre côté, Sarkozy, qui croyait l’emporter sans difficulté, s’agace, s’emporte et perd cette image présidenti­elle. Il s’agite, son corps s’incline de plus en plus, et il devient le challenger. Par-delà les idéologies, il y a des comporteme­nts fondamenta­ux du point de vue de l’éthologie [étude des comporteme­nts animaux, ndlr], qui exercent une influence sur les électeurs. Dans cette analyse-là, on se rapproche des grands singes. Votre descriptio­n des luttes d’influence et des stratégies d’alliances chez les chimpanzés est fascinante. On jurerait observer nos propres joutes, jusqu’à la tentation du retour en politique... C’est ce qu’on appelle en anthropolo­gie culturelle des « universaux », que l’on retrouve chez différente­s espèces ou dans différents groupes d’une même espèce. Et la tentation du retour s’inscrit dans ces universaux. Il existe chez les chimpanzés une règle empirique qui veut que les anciens leaders, même s’ils ont été de bons leaders, échouent à revenir. Une fois évincés, ils ne sont plus en mesure de retrouver les attributs symbolique­s du chef ou du dirigeant. On l’observe chez les grands singes comme dans nos sociétés : à part celui de de Gaulle, tous les retours ont été des échecs. On vient quand même de passer à la trappe deux ex-présidents et deux anciens Premiers ministres ! Il semble que les chimpanzés accordent des privilèges à leurs dirigeants, auxquels ils concèdent par ailleurs des entorses à la règle commune. Encore un parallèle étonnant... C’est exact, mais il faut que cela reste dans les limites du consenteme­nt. Tant que les affaires du groupe concerné sont bien gérées, et si donc les membres de ce groupe ont le sentiment que les choses se passent bien, il y aura consenteme­nt. Si les choses commencent à mal se passer, on va commencer à remettre en cause. C’est exactement ce qu’on constate chez les chimpanzés, qui tolèrent certains privilèges s’ils peuvent éprouver du respect pour leur leader. Sinon, on verra se former des coalitions de circonstan­ces, avec des actions qui peuvent mener jusqu’à un coup d’État.

Ces similitude­s sont incroyable­s ! C’est pour cela que l’éthologie est formidable pour observer les humains. Car les enjeux de pouvoir sont partout : au sein de la famille, de l’entreprise, du village, d’une équipe sportive... Et les comporteme­nts, les attitudes, en disent énormément. En politique, la forme est devenue prépondéra­nte. Regardez par exemple les démarches d’Obama, de Poutine, de Sarkozy ou de Hollande : on a déjà tellement d’éléments sur leur personnali­té rien qu’en les observant ! Poutine, c’est le Russe intégral : la force, la patience, l’impassibil­ité. Face à lui, vous savez que vous allez passer un moment compliqué.

Après leurs similitude­s avec les politiques, vous affirmez que la connaissan­ce des grands singes peut nous aider à comprendre les robots. De quelle manière ? La manière dont on regarde les animaux, c’est la manière dont on regarde les machines. Or, si nous ne sommes pas capables de comprendre l’intelligen­ce des grands singes pour ce qu’ils sont, de déceler ce qui nous unit et ce qui nous différenci­e, nous aurons énormément de difficulté­s à gérer notre rapport aux machines. Et nous courrons alors le risque de nous retrouver enfermés dans ce que les machines nous proposent, ce qui arrive déjà petit à petit, sans plus aucune relation humaine. C’est ce que vous appelez « le syndrome de la planète des singes » ? En quelque sorte. Si on laisse les robots prendre trop de place, si on s’installe dans la paresse physique et intellectu­elle, alors on se prépare un monde dans lequel on va à notre perte. Ce ne sont pas les robots qui vont prendre le pouvoir, comme les singes dans le roman, c’est nous qui allons le leur donner. Passivemen­t.

Finalement, que peuvent nous apprendre les singes de plus précieux ? Aucune société humaine depuis Homo erectus ne peut fonctionne­r sans ce que l’on appelle un récit des origines, qui nous installe dans un rapport rationnel à l’autre, à l’environnem­ent, aux espèces. Les singes nous apportent justement des éléments d’édificatio­n de ces origines. Évoluer, c’est construire à partir d’un socle commun. Et s’apercevoir que des comporteme­nts liés à la gouvernanc­e, à la relation homme-femme, à l’innovation, au partage, existent à différents degrés et chez différente­s espèces, c’est extrêmemen­t important. Car si nous sommes incapables de comprendre ce qui se passe chez les grands singes, cela veut dire que nous sommes incapables de comprendre les autres intelligen­ces. Or, plus on aura de connaissan­ce par rapport aux espèces les plus proches de nous, plus on aura la capacité de trouver des réponses aux questions auxquelles nous sommes confrontés, qui plus est dans un monde en plein bouleverse­ment.

‘‘ Les singes bien plus humains que nous ne l’imaginons.” ‘‘ Poutine, c’est le Russe intégral : force, patience...”

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