«L’opéra m’a beaucoup coûté mais j’ai été très heureux»
Une vie de passions et d’émotions. C’est celle de Ruggero Raimondi, 75 ans, Monégasque. Le baryton basse a évoqué, pour le Monaco Press Club, les grands moments de sa carrière
Éternel Don Giovanni pour des millions de spectateurs du film de Joseph Losey, Ruggero Raimondi, baryton basse naturalisé monégasque par le prince Rainier III, ne chante plus. Mais, à 75 ans, il continue à se laisser porter par la passion. C’est donc de chant, mais aussi de sa famille qu’il a parlé, au YachtClub, avec les membres du Monaco Press Club. Une rencontre sincère et chaleureuse avec un des plus grands chanteurs lyrique de notre époque.
Vous semblez lié, de manière indissociable, au personnage de Don Giovanni. Ce rôle que Joseph Losey vous a donné il y a presque trente ans a-t-il bouleversé votre carrière ? Après mon interprétation dans le film de Losey, je ne pouvais plus me mettre dans le costume de Don Giovanni. Tous les metteurs en scène voulaient détruire ce personnage, le regard que j’avais. Alors, après deux ou trois mises en scène, j’ai décidé de ne plus le jouer.
Combien de fois avezvous joué Don Giovanni à travers le monde ? Quatre-vingt-dix fois rien qu’à Munich… Entre et fois au total. Et même à Monte-Carlo, sur la formidable mise en scène d’un de mes grands amis : Daniel Toscan Duplantier. Durant la générale, il y a eu une panne d’électricité. Nous sommes donc entrés sur scène, le soir de la première, sans avoir fait les derniers réglages. Daniel se mangeait les mains tant il était nerveux.
Quels sont les rôles qui ont marqué votre carrière ? J’ai commencé comme basse. Après Don Carlos et Ernani, je trouvais que les rôles de basse m’étaient un peu étroits. J’ai essayé de porter ma voix deux tons plus haut. J’ai réussi. Et j’ai pu jouer Boris Godounov. C’est un des plus beaux opéras que je connaisse. Oui. La première fois, je l’ai chanté à La Fenice à Venise en Italien. Et puis en russe avec Losey, à Paris. Petit à petit, je suis devenu presque Russe. Je crois que ce fut mon meilleur rôle. Bien sûr. Quand on chante, il faut savoir de quoi on parle ! Il faut savoir vivre un rôle, et donc perdre le contrôle de moi-même pour être totalement dans le personnage. À la fin de chaque représentation, j’étais épuisé. J’avais juste besoin de me reconstituer de toutes les blessures que j’avais reçues. Et je voyais les autres aller manger, sortir, s’amuser. Quand vous êtes sur une scène avec un chef d’orchestre comme Zubin Mehta ou Claudio Abbado, ce n’est plus un opéra. Ça devient une chose vivante. Et c’est tellement beau de se détruire parfois pour faire sortir tout ce qu’il y a vraiment dans un personnage. C’est ce que j’ai toujours essayé de faire. C’est le plaisir de vivre dans un cauchemar. Ça m’a beaucoup coûté mais j’ai été très heureux. J’ai besoin de la musique. Elle m’inspire. Elle me permet de jouer avec mes sensations. C’est un peu difficile parce qu’aujourd’hui on ne pense pas au spectacle, aux personnages. Les chanteurs montent sur scène, ils hurlent quand ils ont de la voix et très rares sont ceux qui aiment rentrer véritablement dans le personnage. Ils ont peur de se donner. Je suis toujours très passionnel quand je fais une mise en scène. Et je pense toujours que le chanteur avec lequel je travaille est comme moi. Si on a une belle voix, on doit servir la voix, l’interprétation, la passion du chant. C’est une longue histoire avec ma femme Isabel. Je l’avais rencontré à Bilbao vers . J’ai vu une fille d’une beauté incroyable ; très sympa de surcroît. Je lui ai aussitôt dit : «Je voudrais vous épouser. » Elle m’a répondu : « Vous êtes fou ! » La vie continue. Je me marie, je divorce. Et je retrouve Isabel à Paris, dix ans plus tard, à l’opéracomique pour Carmen. Et l’histoire d’amour a commencé. On a reçu ce cadeau fantastique et on a voyagé partout dans le monde avec lui. (Ruggero Raimondi demande à son épouse de venir le rejoindre). Isabel Raimondi : Les trois fils aînés de Ruggero sont magnifiques et ont contribué à ce que Rodrigo soit lui aussi magnifique. Notre fils a commencé sa scolarité au petit Cours Saint-Maur. Mais Monaco suit le système français dans lequel il n’existe pas une intégration spécifique. C’était le destin. Ruggero devait chanter le Barbier de Séville à Madrid. Moi je suis Madrilène. Nous sommes partis là-bas. Rodrigo a été scolarisé et a intégré une université spéciale pour enfant handicapé. Il a été choisi comme comédien. Il a eu une médaille d’or en natation avec Special Olympics, en ski aussi. La vie est belle aussi pour ceux qui ont des dyscapacités. L’opéra est la culture, le plaisir de voir le costume, d’écouter une musique qui n’est pas du bla-bla. Il y a maintenant deux générations qui n’ont pas vu l’opéra comme il est.
Pourquoi ne chantez-vous plus aujourd’hui ? Parce que je suis fatigué. Il faut savoir donner tout de soi-même. Maintenant, je crois que je n’ai plus cette force. Je fais de temps en temps un concert caritatif.