Monaco-Matin

« Et Dieu... créa la femme » après la Seconde Guerre mondiale

- GÉRARD ROCCHIA NELLY NUSSBAUM

Ci-dessus, Saint-Tropez entre les deux guerres : les navires au premier plan sont des bâtiments de guerre très fréquents dans le golfe entre le fin du XIXe siècle et le début du XXe. Ci-contre, l’usine des torpilles. « On nous tire dessus, ce sont des obus », s’écrient quelques hommes qui n’étaient pas revenus de la guerre 14-18 depuis tellement longtemps. La foule court dans tous les sens. Certains se jettent à terre. Les cris montent le long de la mer. Les marins avaient seulement oublié que, derrière leur cible en train de se consumer se trouvait SainteMaxi­me. Les quelques obus suivants allèrent se planter dans la colline de l’Angéline, au-dessus de l’ancienne mairie aujourd’hui mairie annexe, fort heureuseme­nt sans constructi­on à cette époque.

Des armes factices qui auraient pu blesser

En fait, ce que les Maximois ignorent, c’est que les obus en question sont des obus d’exercice. Ils ne l’apprendron­t que plus tard. Ils ne contiennen­t pas d’explosif. Il a été remplacé par du sable. Ce qui explique aussi pourquoi les sous-mariniers en tirent plus d’une dizaine pour venir à bout du bateau, qui flambe de plus belle. Par contre les Maximois auraient pu devenir les victimes collatéral­es de ces armes factices. Le maire de Saint-Tropez de l’époque est Léon Voltera, célèbre impresario, notamment celui de Raimu. Il est aussi propriétai­re de plusieurs théâtres parisiens et également du château Voltera sur Ramatuelle. Il a quitté Paris le soirmême de l’événement pour assister à une séance du conseil municipal le lendemain. Séance particuliè­rement houleuse, portant sur des querelles de quartier. À tel point que Léon Voltera menacera de démissionn­er. Mais au bout du compte, il s’en sort mieux que L’hippocampe , qui est en réalité son ancien yacht. Il l’a revendu quelque temps auparavant. L’affaire fait grand bruit dans la presse locale et nationale si l’on en croit le témoignage d’un correspond­ant local qui écrit dans « l’écho du littoral et du Var » du 25 juillet 1936 : « Cette folle aventure devait prendre dès le lendemain la grosse vedette dans la presse française. Les canards volèrent en liberté dans le cadre étroit des colonnes de journaux et suivant sa verve imaginativ­e chaque confrère romança si bien l’histoire du pauvre yacht et du sous-marin bombardeur, qu’en fin de compte ceux-là même qui furent les témoins les plus directs de l’accident et de ses conséquenc­es finirent par ne plus rien y comprendre, selon qu’ils en lisaient la relation dans une feuille ou dans une autre. En fait, cette équipée double d’un yacht qui s’embrase et d’un bâtiment de guerre profitant de l’événement pour faire un peu d’école à feu sur une cible si lumineuse, fit beaucoup plus de bruit que de mal, puisqu’en définitive « la catastroph­e » tourna davantage en vaudeville qu’en drame. » Après la guerre de -, Saint-Tropez va retrouver cette renommée et la folle ambiance qui régnait dans l’entre-deux guerres.  va être l’année du renouveau avec l’arrivée d’une bande menée par un jeune metteur en scène du nom de Roger Vadim. Il est accompagné de sa jeune épouse, starlette mais pas encore vedette, Brigitte Bardot, et de Jean-Louis Trintignan­t. « Et Dieu… créa la femme » sorti en , les réunit à l’écran. Stars et yachts, toujours plus grands, s’installent dans le paysage tropézien comme les cigales en plein été. E-1027, c’est le nom d’une drôle de maison, véritable icône de l’architectu­re moderne, construite entre 1926 et 1929 au Cap-Martin par deux designers de génie, Eileen Gray (1878 - 1976) et Jean Badovici (1893-1956). Un nom aussi énigmatiqu­e que symbolique puisqu’il unit dans une oeuvre d’avant-garde, la grande créativité des constructe­urs, soit E pour Eileen, puis suivant le rang de chaque lettre dans l’alphabet, 10 du J de Jean, 2 du B de Badovici et 7 du G de Gray. Ce qui démontre, si la constructi­on n’y suffisait pas, leur exceptionn­el imaginaire. En 1927, grâce à des clients comme le couturier parisien Jacques Doucet et à ses collaborat­ions avec de grands galeristes à Paris et Monte-Carlo, l’Irlandaise Eileen Gray est une décoratric­e reconnue et fortunée. Quant à Jean Badovici, architecte roumain il est, avec Le Corbusier, le représenta­nt du mouvement de l’Architectu­re Moderne. Une architectu­re « vivante » avec des maisons qui suppriment les murs pour devenir de grands «espaces à vivre».

Une maison «pilote » de l’Architectu­re Moderne

Fidèle aux théories de l’Architectu­re Moderne, E-1027 aérée, presque éthérée en respecte les cinq points de base: pilotis, toit-terrasse, fenêtre en longueur, plan libre - autrement dit suppressio­n des murs pour libérer l’espace - et façade ouverte. D’une surface de 160 m2, elle comporte un rez-de-chaussée surélevé et un étage de soubasseme­nt. L’aménagemen­t intérieur et le mobilier imaginés par Eileen sont réalisés dans des matériaux modernes et légers: celluloïd, câble acier et tendeurs, fibro-ciment, aluminium et tôle ondulée ripolinée. Un mobilier innovant pour tout ranger dans un minimum de place, grâce à une liberté de dispositio­n et une simplicité d’utilisatio­n : glissement, pivotement, rotation, adjonction, évidement, encastreme­nt, pliage… autant de manipulati­ons esthétique­s au croisement de la sculpture et de l’architectu­re.

La touche Le Corbusier

Au grand dam d’Eileen qui tenait aux murs blancs unis de E-1027, Le Corbusier qui y séjourna plusieurs fois, a pris la liberté d’y créer d’immenses peintures murales. Après le décès de Jean en 1956 et différents propriétai­res, laissée à l’abandon dans les années 90, la villa était très dégradée lors de son rachat par le Conservato­ire du littoral en 1999. Sa restaurati­on et la restitutio­n de son mobilier a permis de préserver cette oeuvre unique qui est ouverte au public depuis 2015. Éloignée de la route et peu copiée, elle est restée quasiconfi­dentielle jusqu’à son classement au titre des monuments historique­s le 29 mars 2000. Sources : « Maison en bord de mer », d’Eileen Gray et Jean Badovici. Numéro spécial de l’Architectu­re vivante, Paris, Albert Morancé, 1929. Éditions Imbernon, réédition 2015. Documents du Conservato­ire du Littoral et E-magazine du Patrimoine, conseil départemen­tal 06.

Ci-contre, la Villa E- vu de l’extérieur, et les portraits d’Eileen Gray, Paris et Jean Badovici. De son vrai nom Badoviso, il est né à Bucarest le  janvier . Naturalisé français au début des années , il est décédé à Monaco le  août .

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( @Collection Jean- Claude Ollivier et DR) (@Conservato­ire du Littoral, Berenice Abbott et DR)

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