« L’ADN de cette île est en train de changer »
Aleko promène dans les rues de Mytilène son coupe-vent frappé de l’écusson de la ville de Gattières. Il est arrivé de ce côté-ci de la Méditerranée en 1966. Ses parents ont fui le coup d’État des généraux Grecs. Aleko avait alors 14 ans... Et plus du double lorsqu’il est retourné pour la première fois à Lesbos. L’île de son enfance, ce caillou recouvert d’oliviers qui émerge au nordest de la mer Egée, était restée intacte durant son absence. Pourtant, aujourd’hui, Aleko qui, à 65 ans, partage sa vie entre la Côte d’Azur et sa maison de Mytilène, ne la reconnaît plus tout à fait. « L’ADN de cette île est en train de changer », confirme Stratis Balaskas, journaliste de l’agence Ana-Mpa. A l’image des rapports de force politiques. Lesbos est l’une des deux seules îles à avoir offert un siège de député au parti de Tsipras « le Rouge » lors des dernières législatives. « Ici l’Aube Dorée n’a jamais fait plus de 1,5 %, explique Stratis. Il pèse désormais dix fois plus... »
Plus d’un million de réfugiés depuis ...
L’Aube Dorée c’est le parti d’extrême droite grec qui, comme le FN en France, prône le rétablissement des frontières et une immigration zéro. Tout l’inverse de ce qui se passe à Lesbos... L’île natale de Khayr ad-Dîn « Barberousse » qui, il y a cinq siècles, se heurta au battoir de Catherine Ségurane sur les remparts de Nice, a toujours connu des vagues d’immigration. Celle des démocrates turcs et des Kurdes dans les années 80, puis des Irakiens lors de l’intervention américaine, celle enfin des Syriens fuyants les bombes de Bachar el-Assad. Lesbos, avec son ADN si particulier, s’était toujours accommodée de ces flux migratoires. Mais, en février 2015, une vague humaine sans précédent a déferlé sur ce petit caillou qui émerge à quelques miles nautiques seulement des côtes turques.
Et dans leur sillage des dizaines d’ONG
« Un bon nageur pourrait même tenter
sa chance », souffle Sini, l’un des traducteurs franco-congolais embauché par l’ESAO, l’office européen du droit d’asile. Mais, la plupart des migrants arrivent dans des embarcations d’infortune qui vont du bateau pneumatique à l’embarcation flottante à pédale en passant, pour les plus riches, par des scooters des mers ou ce yacht décrépit qui trône toujours au beau milieu du port de Mytilène. Il a débarqué à la fin de l’été dernier avec 420 migrants à son bord. La traversée aurait rapporté plus d’un million d’euros aux passeurs qui l’ont affrété. Bachir, un Afghan de 18 ans qui explique avoir fui les Talibans qui ont tué son père, affirme avoir déboursé plus de 4 500 euros pour arriver jusqu’à Lesbos. Cette traite d’un autre temps est un lucratif business qui n’enrichirait pas seulement les filières criminelles de passeurs. Et c’est bien ce qui choque le plus Aleko, Stratis et l’immense majorité des habitants de Lesbos. Ce sont eux qui les premiers sont venus en aide à ces « étrangers » qui venaient s’échouer sur leur île. Puis, dans le sillage des réfugiés, ils ont vu se déployer sur leur île les bataillons d’une véritable industrie de l’humanitaire. En grec on les appelle les « mikios », ONG qui ne se valent pas toutes et qui louent, parfois à grands frais, les plus belles maisons de Mytilène pour y planter l’étendard de leurs bonnes intentions... Tandis que Bachir et près de 3 500 autres candidats à l’exil croupissent depuis des mois dans le camp de Moria, l’un des deux centres d’accueil officiels de l’île, faute de traducteurs en nombre suffisant pour enregistrer leur demande d’asile. Par contre certains « mykios » proposent des cours de jardinage aux migrants... Du coup, ici à Lesbos, on se demande bien où sont passées les centaines de millions débloqués par la communauté internationale.