Thierry de Peretti filme la Corse nationaliste
Le réalisateur d’Une vie violente, premier grand film sur les dérives du nationalisme corse, nous parle de son film et de ce qu’il dit de la Corse aujourd’hui…
Après Les Apaches, qui suivait le parcours d’un groupe de jeunes Corses du sud de l’île, entre oisiveté et petite délinquance, Thierry de Peretti a planté ses caméras dans la région de Bastia pour faire revivre le parcours d’un jeune militant nationaliste, dans les années 1990-2000. Librement inspiré du destin tragique de Nicolas Montigny, jeune indépendantiste assassiné à Bastia en 2001, Une vie violente est le premier grand film à aborder de front la question des dérives du nationalisme corse et de la violence endémique sur l’île. À la fois film politique, film social, film de mafia, thriller et drame intimiste, très bien accueilli à Cannes où il était sélectionné par la Semaine de la critique, c’est une telle réussite qu’il nous a paru important de rencontrer son réalisateur… Je suis né à Ajaccio et j’ai grandi en Corse. Ma famille y vit, j’y passe la moitié de mon temps et j’y ai une partie de mes amis. Ce n’est pas un endroit archaïque, ni hors du temps. J’ai grandi en écoutant les Smiths et mon goût pour le cinéma s’est forgé avec la nouvelle vague taïwanaise et le cinéma néoréaliste italien. Pourtant, mon adolescence, comme celle des personnages du film, s’est déroulée dans un climat de violence politique et de grande confusion. Les jeunes gens de ma génération ont connu les meurtres, les règlements de comptes, les guet-apens, les familles décimées… Nous avons tous eu des camarades de classe qui ont pris des routes dangereuses, ont fait des mauvaises rencontres et ont parfois, injustement, perdu la vie. Avec ce film, je voulais raconter cette période, qui a vu mourir en Corse des dizaines de jeunes gens de manière brutale, pour des raisons obscures même si elles semblaient emprunter les voies nébuleuses du radicalisme politique… Filmer cette époque récente, c’était aborder les questions de l’origine de la violence et poser celles qui travaillent l’île aujourd’hui…
En filmant la radicalisation politique de votre héros, vouliez-vous faire un parallèle avec d’autres formes de radicalisation ? Ce n’était pas du tout mon intention. Mais je comprends qu’on y pense à un moment ou à un autre du film… Après sa présentation à Cannes, le festival de Dubaï m’a même demandé de venir, en m’expliquant que ce serait une façon pour eux de parler de radicalisation sans avoir à évoquer l’islamisme… J’ai refusé, évidemment. Il y a sans doute des résonances, des mécaniques communes, liées aux difficultés sociales. La Corse reste une région pauvre, délaissée culturellement. L’isolement géographique peut être pesant… Mais il n’est pas question de religion dans le film. Seulement de politique.
Et de possible « dérive à la sicilienne »… Oui. Il y a notamment cette scène où des mères de famille se réunissent autour de celle du jeune héros, qui est menacé de mort. Dans leur discours, on ne sent ni pathos, ni compassion. Juste une forme de résignation. « C’est la règle » disent-elles, adoptant ainsi tacitement le point de vue des tueurs. En oubliant que ce garçon était avant tout un militant politique, même s’il a pu employer des méthodes criminelles… Je ne suis pas d’accord avec elles, bien sûr. Mais c’est le paradoxe, quand on vit au milieu de cette violence : on devrait fuir, crier, s’indigner, mais on finit par l’accepter comme si c’était naturel…
Vous n’avez pas peur qu’on vous reproche de ternir l’image du nationalisme en montrant que ces jeunes ne sont, pour les vieux militants politiques, que de la chair à canon ? Non, je crois que le pire serait de mentir, de faire du folklore. J’essaie de faire mon travail d’artiste le plus sérieusement et le plus précisément possible. Et j’ai foi dans le pouvoir consolateur du cinéma. Ce n’est pas un film vengeur. Je montre seulement qu’à force de vouloir coller à un destin de tragédie grecque, on a une fin tragique. Pour moi, la vie, ce n’est pas ça. Quand le jeune demande à son copain : « Qu’est-ce que tu peux faire de mieux que te battre pour ton pays ? », ça peut avoir du sens… Mais pas dans ce contexte ! Il y a des endroits ou des époques où ça peut être vrai, mais là ? Il y avait d’autres formes de lutte possibles, d’autres moyens d’imposer ses idées. La question de la lutte armée peut toujours se poser. Mais certainement pas ici et pas à ce moment-là…
Les choses ont-elles évolué depuis ? La violence est toujours là, mais elle est davantage liée aux questions sociales que politiques. Le nationalisme domine, il s’est institutionnalisé. On a élu trois députés nationalistes aux dernières élections. La Corse est le seul endroit de France qui n’a pas voté massivement « En marche ! ». Pourtant, c’est la même génération qui est portée au pouvoir. Cela ressort, à mon avis, d’un rejet identique de la vieille politique clanique. Non, ce serait trop écrasant. Disons des résonances. Ce sont des cinéastes importants, très inspirants pour moi… C’est une question d’écriture et de mise en scène. Il en est beaucoup question, mais il y a peu de scènes de violence. La première suffit à charger le film. C’est la force du plan-séquence : il vous implique et vous force à questionner ce que vous voyez. Pas besoin d’y revenir par la suite, on sait de quoi on parle…
La Corse que vous montrez n’est, évidemment, pas celle des guides touristiques… J’essaie de faire un cinéma de territoire. Claire Denis dit que c’est « l’inverse du paysage ». Il faut donc éviter le folklore, l’exotisme, la superficialité. Je ne fais pas un cinéma décoratif. C’est aussi pour cela que je n’emploie pas d’acteurs célèbres. Si j’avais pris Romain Duris, malgré son talent, on aurait peut-être eu plus de mal à s’identifier à mon jeune héros. Cela va au-delà du jeu ou de l’accent : il faut un rapport direct au pays et à sa culture pour qu’on y croie.
Continuerez-vous à filmer en Corse ? Certainement. J’ai un projet de comédie « vitellonienne » qui se passe à Ajaccio. Mais mon prochain film sera tourné à Paris. Avec des acteurs corses, mais parce que j’ai le sens de la troupe, comme au théâtre. Une vie violente de Thierry de Peretti, sortie en salles le 9 août.
La Corse reste une région pauvre”