Le Squer: «La simplicité, c’est la modernité»
Parrain de la manifestation Les Gourmand’Eze (13 au 15 octobre), Christian Le Squer, chef 3 étoiles du Georges V à Paris, nous a ouvert ses portes. Pour évoquer son parcours, sa vision, ses doutes
Au coeur des cuisines du Georges V, son bureau. Centre névralgique de la fourmilière qui n’a de cesse de s’activer dans les entrailles du palace parisien. Normal, Christian Le Squer, chef 3 étoiles du restaurant Le Cinq, en est « le chef d’orchestre. » Plébiscité par la critique, le Breton, parrain du festival Les Gourmand’Eze qui débute vendredi 13 octobre, est un homme pressé. Toujours entre deux rendez-vous. Une heure durant, il a néanmoins pris le temps de nous recevoir en son antre. Plus qu’une entrevue, un moment de partage, durant lequel il s’est échiné, à coups de « Vous comprenez ? », à nous immerger dans son monde. Ses débuts, son regard sur le métier, ses doutes. Forcément fascinant. C’est ainsi, la passion : une maladie délicieusement contagieuse. Vous, le Breton, vous avez une carrière très parisienne… Quand j’ai quitté l’école hôtelière, j’ai travaillé un an. Mais, en hiver, c’était dur de trouver du travail. J’ai des valeurs bretonnes : pas question de rester à la maison sans rien faire. Alors, à ans, j’ai rejoint Paris. Et j’ai été ébloui par ses lumières.
Le point de départ de cet amour de la cuisine ? Ado, j’ai fait deux semaines comme moussaillon sur un bateau avec mon oncle. Je passais mon temps avec le cuisinier, qui préparait les repas pour quinze personnes. J’ai beaucoup aimé l’aspect social. Après cet épisode, j’ai dit à mes parents : “je veux faire l’école hôtelière”.
Qu’entendez-vous par aspect social ? Du moussaillon au commandant, quand c’est l’heure du repas, on est tous ensemble. Un grand moment de partage. Votre première maison ? Au PLM Saint-Jacques à Paris, dans une salle de banquet de personnes. Un avocatcrevettes vinaigrette : on le commençait à heures pour finir à heures. Le déclic est venu plus tard, quand j’ai rencontré des gens qui travaillaient dans de grandes brigades. Ils m’ont expliqué le guide Michelin, la gastronomie… Ils m’ont fait rêver. Quand je suis arrivé à Paris, je n’étais pas formé. J’ai mis du temps à entrer dans une grande maison. Pourquoi, des années plus tard, avoir quitté Le Ritz ? J’ai raté le Meilleur ouvrier de France. Je n’étais plus digne de rester. Vous savez, les Bretons ont un ego assez fort… Je me suis dit : “je vais aller chercher des étoiles”. La suite de ma carrière découle de cette défaite. J’avais besoin de me retrouver en tant que chef. Suis-je digne de cette voie-là ? J’ai une femme, des enfants. Est-ce que je vais bosser heures par jour si je ne suis pas doué ? Aujourd’hui, je connais ma valeur.
Comment avez-vous vécu la critique du Guardian ()? Je l’ai acceptée. Elle était abusive, je pense. Il y a un fond de vérité, je veux bien. Mais de là à ce que tout soit mauvais… Il y a quelque chose derrière. La profession m’a beaucoup soutenu. Ça va tellement loin que j’ai pris beaucoup de recul. Puis, vous savez, j’ai toujours peur d’être repris par la mer. Ce n’est pas parce qu’on a étoiles aujourd’hui que, demain, on restera sur le pont. La cuisine doit demeurer en mouvement. Comment procédez-vous ? Chaque jour, j’ai deux personnes qui font de la recherche et du développement. Je suis un insatisfait, j’aime créer en permanence. Prendre un modèle, le faire évoluer, un peu comme dans la mode. J’apporte une modernité à la tradition. Je dis souvent: “c’est un tailleur Chanel avec un jean”. J’essaie de donner beaucoup de naturel, où l’on ne voit pas le travail du cuisinier. La simplicité, c’est la modernité. Il faut s’effacer derrière l’assiette. Que le client se fasse la réflexion : “c’était simple, mais qu’est-ce que c’était bon”. Le luxe de demain, c’est ça.
Votre regard sur la street food ? C’est très naturel en Asie et ça prend de l’ampleur en France. Je suis pour. Manger dans une tour d’ivoire, ça ne m’intéresse pas. Par contre, l’économie de demain, oui. Comment les gens vont manger ? Comment nourrir la planète? Les grands chefs sont très sollicités sur de telles problématiques. Et notre rôle est d’aider, comme on a été aidé. Comment faites-vous évoluer la carte ? Plat par plat. Avant de venir à la carte, il y a du rodage. Tous les jours, je goûte. Mais ce sont ceux autour de moi qui font le travail. Un chef étoiles doit savoir reconnaître les
valeurs humaines. Il faut que mes gars soient meilleurs que moi. Avec les années, le plaisir est-il toujours là ? Toujours. Je suis né sous une bonne étoile, je ne suis jamais inquiet. Il n’y a aucun problème, que des solutions. On nourrit des gens, on ne sauve pas des vies. Donnez-moi heures de sommeil et je suis une machine de guerre. J’ai trucs dans la tête, mais je suis bien entouré. Ça me permet une liberté de penser. Je sais aussi déléguer, j’ai appris ça au Ritz. Moi, je prépare l’avant. 1. Le 9 avril 2017, dans le quotidien britannique, le critique gastronomique Jay Rayner a notamment écrit : « Le Cinq constitue de loin la pire expérience que j’ai eu à endurer en 18 ans de carrière. »
Toujours peur d’être repris par la mer ”