Monaco-Matin

Vincent Quivy: «Delon n’aime que Delon»

Le journalist­e-historien publie une biographie d'Alain Delon non autorisée et nous fait découvrir un homme seul et aigri. Qui n'a pas fait la carrière à laquelle il aurait pu prétendre

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MINARD

Un gros travail d’archives. Voilà comment est présenté le nouvel ouvrage (1) de Vincent Quivy qui publie donc le résultat de son enquête sur le mythe qu’est devenu Alain Delon. Le journalist­e et historien présente cette icône emblématiq­ue du cinéma français, son parcours et ses paradoxes, et l’auteur dévoile peu à peu, à travers ce portrait humain, lucide et nuancé, une existence passionnée et désespérée.

Pourquoi écrire une biographie d'Alain Delon ?

Parce que je n'aimais pas celles qui existaient. Or, ce qui est intéressan­t chez lui, c'est qu'il a imprégné les esprits de génération en génération. Que vous interrogie­z des jeunes ou des vieux, même s'ils ne l'ont vu que dans un seul film, tous savent qui est Delon. Reste qu’aujourd'hui, c'est encore très difficile de sortir un livre sur Delon. Comme il est très regardant, très procédurie­r, les éditeurs sont prudents. La preuve en est que la parution de mon livre a été retardée, et a même failli être annulée.

Est-il au courant de votre démarche ? Nous avons choisi avec mon éditeur de ne pas le contacter. J'avais l'idée de faire une biographie très historique, de plonger dans les archives. Alors j'ai lu et réécouté toutes ses interviews. Et c'est extrêmemen­t intéressan­t. Par exemple sur le fait qu'il parle de lui à la troisième personne. C’est quelque chose qu’il nie, en affirmant que c'est une invention de journalist­e. Pourtant les faits prouvent qu'il commence très tôt à parler de lui à la troisième personne, dès qu’il devient une vraie vedette, en . Delon est devenu une star très jeune, à une époque où il était encore un gamin. Il n’était structuré ni psychologi­quement ni intellectu­ellement.

Delon, c'est une « gueule ». Estce sa beauté qui lui a ouvert toutes les portes ?

C'est une gueule, mais c'est aussi une présence. Il n'est pas que beau. Dans les années -, il y a beaucoup de beaux acteurs qui ne font pas carrière. Delon a quelque chose de magnétique. C'est ce magnétisme qui fait la différence avec les autres. À  ans, il est sûr de lui et un peu tête à claques, un peu goujat, un peu filou. C'est aussi une époque où le cinéma français a besoin de vedette. Et dès que Delon se promène à Saint-Germain-des-Prés ou à Pigalle, tout le monde le capte. Il sait y faire !

Ce qui l'autorise à dire quelques années plus tard qu'il a fait du cinéma par hasard, mais que ce n'est pas vraiment son truc… J'essaie justement de montrer dans le livre, documents à l'appui, que tout cela est faux ! Il est très orgueilleu­x et ne cesse de clamer qu'il n'a jamais rien réclamé. Il explique en quelque sorte qu'il était un être exceptionn­el et que tout est venu à lui. Ce qu'il ne dit pas, c'est qu'il a fait des pieds et des mains pour arriver. Delon est quelqu'un qui veut réussir. Il a finalement fait peu de bons films… Il a fait de grands films, mais sur une période très limitée. Il est formidable dans Le Guépard, dans Le Cercle Rouge ou dans Monsieur Klein. Mais quand un film comme M. Klein est un échec public, il a du mal à le vivre… Il dit alors qu'il n'est pas comédien et exige des rôles proches de ce qu'il est. Il ne veut surtout pas de rôle de compositio­n ! Il refuse par exemple un scénario de Bernard-Henri Lévy, où son personnage est frappé et se retrouve à terre (avant de finir par accepter, Ndlr). Il a pourtant déjà plus de  ans… Il ne peut pas imaginer que son image puisse être détériorée par un scénario. Les grands réalisateu­rs contempora­ins ne l'ont pas fait tourner pour la simple raison qu'ils ne pouvaient pas l'avoir comme ils l'imaginaien­t. C'est lui qui a précipité, sans s'en rendre compte, sa retraite cinématogr­aphique…

Même à ses débuts, vous le décrivez comme quelqu’un de peu sympathiqu­e… En , Bernard Pivot dresse un portrait de Delon en le décrivant, dans Le Figaro, comme un jeune loup aux dents qui rayent le parquet, entouré d'une cour qui parle de lui à la troisième personne. Devenu rapidement vedette, il ne sait plus trop qui il est. Son fils aîné dira plus tard « qu'il est devenu l'esclave de son personnage ». Alain Delon dit luimême à une époque qu'il ne sait plus « qui est Alain Delon ».

A-t-il jamais eu de vrais amis ? C'est le doute exprimé par son plus jeune fils, qui affirme que les gens qui entourent son père le font par calcul. Lui-même se définit comme quelqu'un de très solitaire. Il prévient par exemple qu'il se fera enterrer seul, au milieu de ses chiens. Mais en même temps, il a tellement besoin qu'on l'aime !

Pourquoi a-t-il échoué dans la constructi­on d'une famille ? Il a vécu de manière extrêmemen­t douloureus­e la séparation de ses parents et il a construit sa vie en se jurant de ne pas reproduire ce schéma. Le fait de devoir élever ses enfants de manière séparée a donc été très douloureux. Et puis avec ses deux garçons, il a eu des rapports extrêmemen­t violents. Alain Delon est un personnage totalement narcissiqu­e, qui n'accepte pas qu'il existe « un deuxième Delon ». Le conflit s'est accentué avec Anthony quand celui-ci a lancé sa marque de vêtements. Il n’a pas pu supporter qu’il y ait un autre Delon, beau et connu. Delon n'aime que Delon.

A-t-il été heureux en couple ?

À l’époque, dès qu'il sort dans la rue, les plus belles filles du monde se jettent sur lui. Or, il a un rapport à la femme un peu compliqué, qui ne se prête guère à la vie d'un couple classique. À sa décharge, dans la fin des années , il incarne une sexualité libre et détendue. Quand on lui demande par exemple s'il a eu des expérience­s homosexuel­les, il répond « c'est mon problème ». Aujourd'hui il dirait « non pas du tout ! ». C'était un Delon plus ouvert, et c'est surtout le Delon d'avant l'affaire Markovic.

En quoi consistait cette affaire ? Parmi les gens qui vivent à ses crochets à cette époque, il y a toute une bande liée au milieu. Un beau jour, son secrétaire­garde du corps, Markovic, est retrouvé assassiné dans une décharge. On découvre alors que les deux hommes étaient fâchés depuis plusieurs mois et que Markovic essayait plus ou moins de faire chanter Delon. L'enquête s'est forcément orientée sur lui et ses amis du milieu. Les médias se sont jetés sur lui, et il a eu beaucoup de mal à s'en remettre. Cela a été dévastateu­r pour lui ! Malgré cela, il a continué toute sa vie à avoir ce qu'on appelle des « mauvaises fréquentat­ions ».

Diriez-vous au final que la personnali­té a entravé le comédien ? Tout à fait. Son personnage privé est lié à son personnage profession­nel. Sa vie consiste donc à ressembler aux personnage­s qu'il joue, et viceversa. C'est un cercle vicieux. Le refus de la réalité. Delon a tout eu : la beauté, la gloire, la richesse, mais il a été aigri très tôt. C'est le grand paradoxe de cet homme très seul.

‘‘ Delon a quelque chose de magnétique...”

1. « Alain Delon Ange et voyou », Éditions du Seuil ; 356 pages ; 22.50 euros.

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