Monaco-Matin

La fureur de vivre

- Par CLAUDE WEILL

On a moqué son caméléonis­me. On avait tort. C’est en changeant qu’il restait lui-même. À l’affût. En phase. Se construisa­nt par retouches, ajoutant toujours de nouvelles facettes à son personnage. C’était un hommepuzzl­e. Capable d’interpréte­r avec la même conviction Itsy bitsy petit bikini, Ma gueule ou l’Ave maria de Schubert – et même la scie « Allez

les Bleus, on est tous ensemble ». De chanter à la Fête de l’Huma et de copiner avec Sarkozy. Si profondéme­nt français, fan de Brel, d’Aznavour, de Brassens, et en même temps fou d’Amérique, ou d’une certaine mythologie US, Presley, le far-west, les santiags, la Route ... Il était généreux, prodigue même, et sensible à l’injustice. Ça ne l’empêchait de râler contre l’assistanat, les grèves et les  heures. Il aimait les gens, pas les impôts. De droite, Johnny ? Disons plutôt légitimist­e. Et pourtant – paradoxale­ment – rebelle à sa manière, plus existentie­lle que politique. En un mot : rock’n’roll – notion difficile à classer politiquem­ent. Rebelle sans cause, pourrait-on dire, pour reprendre le titre d’un film culte de l’époque (Rebel Without a Cause, avec James Dean), en français La Fureur de vivre. L’expression colle parfaiteme­nt à ce qu’incarnait Johnny Hallyday. Il était d’une génération qui n’avait pas encore mis de mots sur sa colère et ce mal de vivre que la génération  habillera de slogans situationn­istes ou marxistes-léninistes. Johnny passera à côté de Mai-. Et réciproque­ment. Mais les causes se démodent. Les rêves de Mai se sont envolés. Johnny est resté. Il y avait chez ce gosse sans père, cet enfant de la balle, une difficulté d’être, une énergie du désespoir, une insécurité impossible à mettre en mots, pour lui qui les maîtrisait mal. Il les a mises dans sa musique, dans sa voix de fauve, aux modulation­s de chanteur de flamenco. Les chagrins, les blessures, les déprimes et les moments d’euphorie, les accidents de bagnole, les chutes et les rédemption­s, il a tout partagé. Il s’est mis à nu. Et c’est pour ça qu’on lui a tout pardonné, les cuites et les bagarres, la drogue, les infidélité­s, ses looks improbable­s, et même ses démêlés avec le fisc. C’était notre Jojo. Le rocker national. Avec le temps, le yéyé qui effrayait le bourgeois était devenu une institutio­n. Transcenda­nt les génération­s et les étiquettes politiques. Aussi populaire chez les profs de la Sorbonne que chez les chauffeurs routiers. Un des rares artistes, avec Piaf, à avoir effacé la frontière entre culture « chic » et culture populaire. À l’annonce de sa mort, Emmanuel Macron a tweeté « on a tous quelque

chose en nous de Johnny ». Pas faux. Mais l’inverse serait plus exact : Johnny avait en lui quelque chose de chacun de nous.

« Il était généreux, prodigue même, et sensible à l’injustice. Ça ne l’empêchait de râler contre l’assistanat, les grèves et les 35 heures. Il aimait les gens, pas les impôts. De droite, Johnny ? Disons plutôt légitimist­e. Et pourtant – paradoxale­ment – rebelle à sa manière, plus existentie­lle que politique. En un mot : rock’n’roll. »

Quand il téléphonai­t à ses proches, il disait : « Allô, c’est Johnny ». Un blanc. Puis, comme s’il était utile de préciser : « Johnny Hallyday ». Jean-Philippe Smet, ou l’histoire d’un saltimbanq­ue qui n’a jamais réussi à se prendre tout à fait pour ce qu’il était : un monstre sacré. De ces rares stars (Marilyn, Elvis) dont le prénom suffit. À quinze ans, on se cherche, à quarante on se trouve. Johnny, éternel « teenager », se sera très longtemps cherché. On l’a connu rocker et chanteur de charme, culturiste et hippie, noceur « destroy » et sportif bodybuildé, bad boy et papa poule, milliardai­re et fauché (mais oui !). Avancer, bouger, tourner la page et passer à autre chose. On ne vit que mille fois... En près de  ans de carrière, il aura touché à tous les genres musicaux. Changé de compositeu­rs, de paroliers, changé de femme (souvent), changé mille fois de style vestimenta­ire et de coiffure. Changé de gueule, même, et fini par se faire une drôle de tête de pirate, bouc maigrichon et moustache queue de rat – et dans un visage dévasté par l’âge, la maladie et les nuits blanches, les mêmes yeux, si bleus, si pâles. Des yeux de loup. Des yeux d’enfant.

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