Un concert de... heures pour le quatuor Bela
Cette oeuvre, d’une durée de... cinq heures, a été donnée vendredi en présence du prince Albert II et de la princesse Caroline au Musée océanographique. Récit de cette étonnante soirée
Quand je suis arrivé, vendredi soir, au Musée océanographique de Monaco, pour le Printemps des arts, on m’a invité à me déchausser et enfiler des chaussons. « C’est pour ne pas faire de bruit au cas où vous vous déplaceriez pendant le concert », m’a-t-on expliqué. « Mais généralement, je ne me déplace pas pendant les concerts ! », aije rétorqué. « Attention, celui-ci va durer… cinq heures ! » Au programme figurait en effet le quatuor le plus long du monde, dû au compositeur américain Morton Feldman. Je déposai donc mes chaussures comme à l’entrée d’une mosquée. Direction la belle salle du Musée océanographique, dont le décor somptueux et les fauteuils en cuir rappellent les grands paquebots d’autrefois.
Un concert dans une chaise… longue !
Là, surprise, les fauteuils en cuir ont disparu ! Ils ont été remplacés par des… chaises longues. C’est la première fois que j’assisterai à un concert dans une chaise longue. Tout le monde se lève lorsque le prince Albert II et la princesse Caroline font leur entrée. Leur présence souligne l’importance de l’événement. Le noir se fait dans la salle. Arrivée des quatre musiciens marathoniens du Quatuor Bela. La musique commence : une succession ininterrompue de petites notes ou de brèves formules musicales inlassablement répétées, sans cesse rejouées dans la nuance pianissimo. Aucune mélodie mais une litanie de notes obsédantes. Peu à peu, on s’installe dans une ambiance intemporelle. Les premiers abandons du public interviennent au bout d’une heure.
Des ombres discrètes se dirigent vers la sortie. Le prince Albert II, lui, est toujours là. Nous sommes prêts à parier qu’aucun chef d’état au monde n’a jamais écouté dans sa vie plus d’une heure ininterrompue de musique répétitive ! Ceci constitue un record. Avec des sortes de gestes mécaniques, les musiciens poursuivent leur avancée imperturbable dans la musique et dans le temps. Deux heures passent. Les centaines de pages de
leurs partitions sont tournées automatiquement par des bras aimantés qui agissent sur des trombones métalliques placés au haut des pages. Les musiciens poussent et tirent leurs archets de manière métronomique sur leurs violons, alto et violoncelle. Ils n’ont pas l’air d’être fatigués.
La princesse Caroline est restée jusqu’au bout
Trois heures passent. L’auditoire s’assoupit mais, mais visiblement
personne ne dort. Pour tenir les musiciens en éveil, le compositeur a truffé la partition de pièges. Les rythmes sont marqués de manière complexe, les notes aussi. Exemple, au lieu d’un do, figure un si dièse ou ré double bémol… qui donne le même son mais nécessite une vigilance accrue de la part des musiciens. Ils jouent, à présent, depuis près de cinq heures. Il reste encore une cinquantaine de personnes dans la salle, dont la princesse Caroline.
Soudain, la musique ralentit. Elle va s’épuiser, elle va mourir. Elle s’arrête. C’est la fin. Il se passe alors quelque chose d’inattendu. Le public, pas endormi du tout, surgit comme un seul homme des chaises longues. Standing ovation pour les héroïques musiciens ! Ils ont accompli un exploit. Nous aussi. Ils sont heureux. Nous aussi. On n’ose pas leur demander un bis !…