«Le risque de tomber dans le cauchemar d’Orwell»
Le Niçois Laurent Mucchielli, sociologue, directeur de recherche au CNRS, alerte dans un livre qu’il vient de publier sur ce qu’il décrit comme la face cachée de la vidéosurveillance
Niçois, Laurent Mucchielli est directeur de recherche au CNRS et responsable du laboratoire méditerranéen de sociologie. Il enseigne la sociologie de la délinquance à l’université d’AixMarseille. Il vient de publier aux éditions Armand-Colin Vous êtes filmés, enquête sur le bluff de la vidéo surveillance. Je m’intéresse à la vidéosurveillance depuis qu’elle est devenue une politique nationale en . J’ai d’abord lu les études existantes, constitué une revue de presse nationale, épluché les rapports officiels c’està-dire presque rien sauf ceux des chambres régionales des comptes. Ensuite j’ai mené des travaux de terrain. Des villes m’ont confié des diagnostics locaux de sécurité et m’ont demandé d’évaluer les politiques publiques. J’ai ainsi eu accès à des documents jamais rendus publics et j’ai pu observer comment fonctionnait réellement la vidéosurveillance. D’où êtes-vous parti ? Depuis l’origine, la vidéosurveillance nous est présentée comme la promesse d’une meilleure sécurité sur tous les plans, prévention, répression, dissuasion et ce, pour tous les citoyens. Tout simplement, j’ai pris au sérieux cette annonce et j’ai voulu la vérifier.
Vous dites avoir découvert un « bluff technologique »… Dans la société actuelle, les technologies sont environnées d’un puissant imaginaire qui leur prête des pouvoirs qu’elles n’ont pas forcément. Pour évaluer, j’ai dû sortir de la médiatisation des faits divers et de la communication politique. L’évaluation doit regarder les choses globalement, se demander combien d’images ont été utiles, voire décisives, sur l’ensemble des enquêtes policières dans une année entière. J’arrive au résultat que, dans toutes les villes étudiées, la vidéosurveillance n’a contribué à ces enquêtes que dans à % du total. Ce n’est pas nul, mais tout petit. La question rationnelle du calcul coût-avantage se pose donc. Ces systèmes méritent-ils l’investissement financier qui leur est consacré ? L’argent investi ici ne manque-t-il pas aussi ailleurs ?
Ça coûte cher ? On nous présente souvent le coût de la caméra. Mais le plus onéreux, ce sont le système de raccordement avec la fibre optique et, plus encore, les salaires des agents qui sont derrière les écrans. Sur le site de la ville de Nice, il est annoncé que fonctionnaires territoriaux sont affectés au Centre de supervision urbain… Ne seraientils pas plus utiles sur le terrain au contact réel de la population ?
Comment sont-elles arrivées dans nos vies ? Dans les années et début , il s’agit d’initiatives locales, dans des villes de droite comme Levallois-Perret avec Patrick Balkany, mais aussi Nice ou Avignon. Jusque-là, les élus locaux considéraient que la sécurité était l’affaire de l’État. Après, on a assisté à la montée du thème de la sécurité comme enjeu de politique locale. Les maires ont deux outils pour cela : la police municipale et la vidéosurveillance. Deuxième épisode : en , Nicolas Sarkozy et François Fillon en font une politique nationale, avec incitation financière. Enfin, troisième épisode : depuis les attentats de , la panique est générale. Les plus fortes augmentations d’équipement se constatent dans les petites villes et les villages. Parfois des endroits où, objectivement, il n’y a guère de problème de sécurité.
Pourquoi l’utilité de la vidéosurveillance n’est-elle pas évaluée ? Trop de gens font de la politique avec la sécurité et jouent avec nos peurs. Il faudrait au contraire une démarche qui parte du bas, en diagnostiquant les besoins réels de la population et des professionnels. Nous sommes aussi dans un horizon de réflexion ultra court. Il n’y a pas de vision de long terme, pas d’évaluation des politiques publiques. Une fuite en avant permanente. On met toujours plus de caméras sans vraiment réfléchir.
Votre ouvrage évoque aussi les intérêts financiers en jeu. La vidéosurveillance coûte cher, surtout dans des villes comme Nice ou Marseille où l’on paye beaucoup de gens pour regarder les écrans. Mais comme l’activité
délinquante qu’ils pourraient voir en direct est en réalité limitée, on assiste à des détournements du système. Le principal est la vidéoverbalisation des infractions routières. Le coeur de l’activité répressive aujourd’hui, c’est ça. Et c’est dissimulé à la population.
Vous évoquez aussi un business mondial ? Oui, et très concurrentiel, avec des multinationales qui ont un pied dans le militaire, l’autre dans le civil. Si nos politiques ne sont plus capables de penser à long terme, les industriels, eux, le font. C’est comme pour les téléphones portables. On vous vend le modèle comme la dernière innovation, alors que le est déjà prêt. C’est pareil pour la vidéo. Ils ont d’abord vendu des caméras fixes, puis tournantes à °, puis l’infrarouge et des zooms plus puissants.
Quelle sera la prochaine étape ? Actuellement les industriels vendent la vidéo prétendue « intelligente » avec la reconnaissance faciale, qui pose des problèmes de fichages pour les démocraties. Et la prochaine étape commerciale ce seront des drones. On nous dira que les caméras partout c’est trop cher et qu’il faut de la mobilité.
Pour vous, la vidéosurveillance ne fait que déplacer Je montre, exemples concrets à l’appui, qu’avec les caméras, on réussit par exemple à réduire le problème d’un point de vente de cannabis. Mais en fait, il ne disparaît pas, il se déplace juste à côté. C’est donc sans fin. En matière de vidéo, Nice est un miroir grossissant, une caricature des évolutions qu’on voit un peu partout. Des arguments d’autorité, une compétition sur les chiffres (« Nous avons rajouté caméras de plus »), une fascination pour les technologies de surveillance, une certaine rhétorique politicienne poussée au maximum. Jusqu’à endetter une ville. Mais sans jamais s’arrêter et évaluer l’efficacité réelle. Je revois Christian Estrosi au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, dire : « Je suis à peu près convaincu que si Paris avait été équipée du même réseau que le nôtre, les frères Kouachi n’auraient pas passé trois carrefours sans être interpellés ». Or quand l’attentat sur la promenade des Anglais est survenu, on a découvert que le terroriste avait fait de très nombreux repérages avec son camion sous le nez des caméras, et que personne ne l’avait vu.
Entre George Orwell avec son roman et Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, de quelle vision notre société se rapproche-t-elle le plus aujourd’hui selon vous ? Les technologies modernes de surveillance donnent le risque de se retrouver un jour dans le cauchemar d’Orwell. On y est déjà dans des dictatures comme la Chine. Le risque, dans nos démocraties fragilisées par les attentats, c’est qu’il y ait de plus en plus de politiciens prêts à faire sauter un certain nombre de digues pour enclencher des systèmes de surveillance qui risquent de nous faire passer de l’autre côté. Il faut être vigilant. L’auteur donnera une conférence intitulée «La vidéosurveillance et la municipalisation de la sécurité publique», mardi 17 avril à 19h, Maison des associations, place Garibaldi, Nice. Conférence suivie d’un débat avec le public
Une meilleure sécurité ? J’ai vérifié ... ” Une histoire de gros sous” La prochaine étape, ce sont les drones ”