Ils inventent le monde de demain
À Villefranche-sur-Mer, on cultive des microalgues. De la serre aux laboratoires, chercheurs et « start-uppers » préparent l’agriculture du futur et une alternative au pétrole. Plongée dans un univers microscopique… au potentiel énorme Une start-up niçoi
Dans son bureau avec vue sur la rade de Villefranche-sur-Mer, Antoine Sciandra, directeur du Laboratoire d’océanographie, liste les vertus de ces algues invisibles à l’oeil nu. À commencer par leur capacité à régénérer l’océan et l’atmosphère, en équilibre avec ce dernier, en produisant de l’oxygène et en fixant du CO2. «Nous les avons d’abord étudiées pour le rôle qu’elles jouent dans l’écosystème : elles sont à la base de la chaîne alimentaire des océans. » Depuis plus de 30 ans, les scientifiques de la station de Villefranche-sur-Mer étudient ce « phytoplancton », se forgeant ainsi une vraie expertise dans ce domaine. « Les microalgues peuvent produire beaucoup de substances : des huiles pour les biocarburants, des protéines pour l’alimentation, des molécules ayant des vertus pharmaceutiques et cosmétiques, des antioxydants. Elles sont très riches en oméga 3 et oméga 6, dont on connaît déjà les vertus pour le cerveau, les yeux. » Or cette ressource reste encore très peu exploitée.
Alimentation, énergie et cosmétiques
En effet, la production mondiale s’élève à peine à 15 000 tonnes, et seule une dizaine d’espèces est utilisée à grande échelle. Comme la spiruline, par exemple, qui est utilisée comme complément alimentaire. « Il y a une grande biodiversité, note Olivier Bernard, directeur de recherche à l’Inria on estime qu’il existe plus d’un million d’espèces de microalgues. Il y a encore tout à faire et à découvrir. » Et le champ d’application, de l’alimentation animale et humaine aux cosmétiques et biocarburant, est très vaste et prometteur. En cette matinée ensoleillée, dans la serre baignée de lumière de 100 m2 où les scientifiques cultivent des microalgues en bassins, Olivier Bernard revient sur l’aventure des biocarburants. Elle démarre au milieu des années 2000. Face à la flambée du prix du pétrole et pour répondre aux enjeux écologiques, l’Inria avec la participation du Laboratoire d’océanographie de Villefranche monte un projet « pionnier » en Europe sur les biocarburants à partir de microalgues. Sur le papier, cette nouvelle filière s’annonce prometteuse pour s’affranchir peu à peu du pétrole. Car les algues microscopiques présentent un atout majeur : « Elles sont dix fois plus productives que les plantes terrestres. Elles doublent leur masse chaque jour », ditil. Il plonge sa main dans l’un des bassins surélevés, pour nous montrer l’opacité de cette eau verdâtre, colorée par les algues qui y poussent en suspension. On les trouve un peu partout, dans la mer, les rivières… Et pour se développer, elles ont besoin de soleil, de sels minéraux, et nécessitent moins d’eau que les cultures terrestres. Or, si elles poussent plus vite, leur contenu en lipides est aussi supérieur au colza ou au tournesol. Et comme on les cultive en bassins, «elles n’entrent pas en concurrence avec les terres agricoles, souligne Antoine Sciandra, comme cela s’est produit au Brésil avec la canne à sucre cultivée pour le bioéthanol, qui crée un conflit d’intérêt sur les surfaces agricoles. »
Une culture énergivore
Fantastiques, ces algues microscopiques ? À un bémol près : « Il faut de l’énergie pour qu’elles poussent. » Olivier Bernard désigne les petites roues à aubes qui brassent l’eau des bassins. « On a mis du temps avant de comprendre pourquoi il fallait agiter : c’est parce qu’elles ont besoin de lumière, si elles restent trop longtemps au fond, dans l’obscurité, elles végètent. » Une autre étape de la culture est aussi très énergivore : celle qui consiste à séparer l’eau des algues. « Au bout de quatre ans, on s’est rendu compte que c’était plus compliqué que ce qu’on pensait, se souvient Antoine Sciandra. Il faut filtrer ou centrifuger, or sur des milliers de mètres cubes, on ne sait pas faire à des coûts compétitifs. Et surtout, il faut dépenser de l’électricité. Bref, le bilan n’était pas bon d’un point de vue énergétique. » Outre les biocarburants, d’autres marchés porteurs apparaissent. Dans le domaine de l’alimentation humaine, mais aussi des cosmétiques. Et les travaux des chercheurs azuréens vont permettre de développer ces filières. 1. Olivier Bernard est directeur de recherche au sein de l’équipe Biocore, une équipe-projet commune Inria (unité de recherche de Sophia Antipolis), Inra (sites de Sophia Antipolis et LBE Narbonne) et Université Pierre et Marie Curie/CNRS Laboratoire d’océanographie de Villefranchesur-Mer (LOV).
Les microalgues sont dix fois plus productives que les plantes terrestres ” Il existe plus d’un million d’espèces ”
Sachet transparent rempli de poudre d’algues à la main, Hubert Bonnefond, 30 ans, nous cueille à la sortie des salles de laboratoire. Large sourire aux lèvres, le jeune ingénieur agronome propose de nous montrer comment Inalve se prépare à monter en puissance. Pour produire demain de la « nourriture » pour les animaux. L’idée : remplacer les farines de poisson par ces algues microscopiques. Et ainsi, éviter d’utiliser les ressources halieutiques et d’élevage à des fins d’alimentation animale. Après sa thèse au laboratoire de Villefranche-surMer, cet ingénieur agronome a décidé d’exploiter le filon « vert » des microalgues dans le domaine de l’aquaculture. En s’appuyant sur l’expertise azuréenne en matière de microalgues. La start-up, créée en avril 2016, utilise un procédé de culture «révolutionnaire » : les algues ne sont plus cultivées en suspension dans l’eau, mais en « biofilms ».
En , une ferme industrielle de cent hectares
« Pour les récolter, il suffit de racler le support. Ce qui permet de baisser les coûts de production de30à50%» , explique-t-il. C’est en cherchant comment réduire la consommation électrique générée par la culture d’algues que l’équipe du Laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer, l’Inria et Centrale Supélec ont mis au point cette méthode innovante, brevetée en 2013. Hubert Bonnefond nous conduit jusqu’à l’installation où poussent les cultures, puis sort de son sachet un peu de poudre verte. «Une fois récoltées sur les biofilms, on les sèche et on obtient cette “farine” qui contient plus de 50 % de protéines. Elles ont aussi des vertus immunostimulantes, et elles améliorent la croissance des poissons. » La start-up se prépare à partir à l’assaut du gigantesque marché de l’alimentation animale, puisqu’elle entend aussi fournir les éleveurs de porcs ou de volailles. À l’horizon 2022, Inalve a prévu d’ouvrir une ferme industrielle de production de microalgues de 100 hectares. « L’objectif est de s’installer dans le Var, où nous sommes à la recherche de terrains », poursuit Hubert Bonnefond, directeur technique. Cette usine qui emploiera 90 personnes produira 10 000 tonnes par an. Soit les deux tiers de la production mondiale actuelle !