«On n’a pas pris le pouvoir, on a pris la parole»
Dans deux livres, dont une BD, le documentariste Patrick Rotman raconte Mai 68. Pour lui, ce mouvement, qu’il faut « regarder en historien », a permis à la France « de se déboutonner »
Faut-il commémorer ou célébrer ? est un moment important de notre histoire. Il faut l’étudier, le raconter. Je ne vois pas ce qu’on pourrait célébrer, car il n’a pas eu de grand homme et pas de haut fait. C’était un mouvement collectif.
Ce fut plus un mouvement sociétal qu’une révolution politique? C’est un mouvement extrêmement complexe, qui mêle en son sein des événements très divers. La révolte étudiante traduit l’émergence des baby-boomers dans la société française. Ce phénomène fait de la France un pays jeune ou un tiers de la population a moins de ans. C’est un phénomène démographique et sociologique qui s’étend à tous les jeunes, au-delà des étudiants. Pendant la grève générale, les jeunes ouvriers sont souvent des paysans déclassés, conséquence de l’exode rural des années . Il y a enfin une crise politique au sommet de l’État. Le tout est une crise existentielle de la société française, avec un besoin d’autre chose, très indéfini. C’est cela, Mai .
La mèche, c’est le mal-être des jeunes ? Le détonateur, ou le révélateur, c’est la jeunesse scolarisée. C’est la plaque sensible et l’on retrouve ce phénomène au-delà des frontières. La vieille université, dont les effectifs ont triplé en dix ans, craque.
Votre livre montre que tous les pans de la société sont bouleversés… Ce qui est frappant, c’est l’extraordinaire rapidité avec laquelle la fièvre a gagné tout le monde. Ce mal-être est dû aux mutations de la société. La France change plus dans les dix ans d’avant que dans les cinquante précédents. Cette modernisation accélérée de l’appareil économique se confronte avec l’extrême sclérose de toutes les règles de vie ensemble. Cela va de l’école à l’église en passant par les moeurs. C’est dans le gouffre de cette distorsion, entre modernisation et sclérose, que se précipite Mai .
C’est le seul mouvement de cette ampleur au XXe siècle en France ? De ce type, oui. Nous étions dans un pays avec un taux de croissance de à % par an où le chômage était très faible, avec une entrée dans la société de consommation. C’est dans cette France-là qu’explose le mouvement. Au-delà de ces crises étudiante, ouvrière et politique, ce qui fait de Mai un mouvement à part, c’est l’interrogation de millions de gens, pendant un mois, sur le sens de leur vie. Pour reprendre la formule, en on n’a pas pris le pouvoir, on a pris la parole !
Les partis politiques n’avaient rien compris? Personne n’a rien vu venir, y compris dans les rangs de ce qu’on appelait le gauchisme. La soudaineté et l’ampleur du mouvement ont pris tout le monde de vitesse. Cela a dépassé toutes les analyses, calculs et prévisions. Pourtant, les étudiants ont été rattrapés et asphyxiés par les partis ? Les partis politiques ont été totalement hors du coup. Je pense que ce mouvement étudiant en tant que tel n’avait aucun débouché. Certes, le mouvement social qui a suivi a permis d’obtenir de grandes avancées. Mai est l’épicentre d’un mouvement social et culturel qui a bouleversé la société française. Cela avait commencé avant, avec des mouvements dans la mode ou le cinéma. En , la France s’est déboutonnée et tous les pays occidentaux ont connu par la suite ce même phénomène.
Après , on n’a plus fait de la politique de la même manière ? Les partis de gauche étaient totalement largués ! Mais la résurgence du Parti socialiste avec le congrès d’Epinay est, d’une certaine manière, une conséquence de . Cohn-Bendit a dit un jour : « Quand je pense qu’on a travaillé pour Mitterrand ! » Ce n’est pas faux, car il y a eu un aboutissement dans ses thèmes de campagne, comme par exemple « Changer la vie » et la rupture avec le capitalisme. Mais à droite aussi, d’une certaine manière, avec la « nouvelle société » de Chaban-Delmas, qui est un discours de modernisation. À gauche et à droite, on a pris acte de . Giscard a compris que la jeunesse était un acteur très important et a abaissé l’âge du vote à ans. Ce sont les aboutissements politiques du mouvement social et culturel.
Mai échappe-t-il à une histoire strictement française ? Le titre du livre signifie bien qu’il ne faut pas se focaliser ni sur le mois, ni sur l’Hexagone. ne se reproduira jamais car il est lié aux bouleversements internationaux des années , comme la contreculture aux États-Unis avec les mouvements beatnik puis hippie. La musique a joué un rôle fondamental dans la polarité de la jeunesse mondiale ! La jeunesse du Printemps de Prague a les oreilles sur les transistors et est très au courant. C’est la révolte de la jeunesse contre le communisme, qui sera écrabouillée pour ans. est à la fois une année lyrique et tragique. Je pense que la guerre du Vietnam est l’élément déterminant dans la radicalisation de la jeunesse de l’époque, y compris dans le recours à la violence. Je défends avec une certaine vigueur l’idée que est un mouvement terminé, qu’il faut regarder en historien. Il faut arrêter de se référer à lui dès qu’il y a des manifestations. C’est devenu un mythe ! Je comprends l’intérêt des journalistes pour les raccourcis, mais historiquement, cela ne veut rien dire. À l’époque, nous étions dans un affrontement Est-Ouest, communiste-capitaliste, dans la Guerre froide jusqu’au cou, dans la crainte que ça pète ! On pensait que le monde serait meilleur demain, alors qu’aujourd’hui, on est dans l’inverse. Avec le goulag soviétique, les révélations sur le Cambodge, les millions de morts de la Révolution culturelle en Chine et le goulag tropical de Cuba, l’alternative au capitalisme, la croyance en un monde meilleur et la foi révolutionnaire se sont effondrées. Aujourd’hui, on n’entend plus parler de Grand soir.
À l’époque, vous manifestiez ? Je suis venu à une forme d’engagement politique par la guerre du Vietnam, qui était moralement insupportable. Mais j’ai toujours été très réticent par rapport à la violence. Je me souviens bien du mai et de ces types qui découpaient les arbres. Ils étaient un peu plus âgés et nous trouvions que cela n’avait aucun sens. On les traiterait peut-être aujourd’hui de casseurs, de provocateurs. J’ai toujours considéré que le changement passait par une forme de réforme permanente. En plein , Cohn-Bendit, dans une interview, ne fait pas du tout l’apologie du Grand soir et de la révolution, au contraire! Il défendait la réforme et il n’a pas changé, d’où son soutien à Macron, le seul à porter aujourd’hui le projet d’une Europe forte et indispensable. Notre génération était très internationaliste et n’a jamais pensé en termes de repli sur soi.
Les partis de gauche étaient totalement largués” On pensait que le monde serait meilleur demain ”
Que reste-il de Mai ? Un mouvement qui a décoincé une société qui l’était sacrément ! 1. Les Années 68, Patrick Rotman et Charlotte Rotman, Seuil, 337 pages, 35 euros. 2. La Veille du Grand soir, Patrick Rotman et Sébastien Vassant, Seuil Delcourt, 184 pages, 24,95 euros.