Monaco-Matin

«Les appels au 15 ont doublé et les moyens n’ont pas suivi»

Réagissant à l’affaire Naomi, le Dr Luc Terramorsi, responsabl­e des médecins régulateur­s libéraux au Samu 06, alerte sur la pénurie de moyens mis à la dispositio­n des profession­nels des urgences

- Propos recueillis par Christophe CIRONE ccirone@nicematin.fr

L’affaire a choqué la France entière. Elle bouleverse aussi les profession­nels du Samu, soumis à l’opprobre depuis la révélation de la mort de Naomi Musengo,  ans, dans le Bas-Rhin. Pourquoi l’appel de la jeune femme n’a-t-il été pris au sérieux ni par l’opératrice des pompiers, ni par celle du Samu ? Pourquoi cette dernière n’a-telle pas alerté un médecin régulateur ? Pourquoi la famille de Naomi a-t-elle le sentiment d’être à son tour « baladée » ? La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, doit recevoir une délégation de profession­nels de santé, emmenée par l’emblématiq­ue urgentiste Patrick Pelloux. Pendant ce temps, dans les Alpes-Maritimes, le Dr Luc Terramorsi tire la sonnette d’alarme. Une fois de plus. Responsabl­e des régulateur­s libéraux au Samu , président de l’Assum  (Associatio­n de services de santé et d’urgence médicale), il livre son éclairage sur cette affaire, explique dans quelles conditions ses pairs traitent l’urgence. Ce faisant, il brosse le portrait d’un système à bout de souffle.

Quel regard portez-vous sur le drame de Naomi Musengo ? Je ne connais pas le dossier médical. Je ne peux parler qu’à la lueur de ce qui est connu de tous, à savoir... rien. Extrême prudence, donc ! Il y a, bien sûr, l’émotion et la tristesse suscitées par cette affaire. La population a été légitimeme­nt choquée par le ton employé. Mais ce qui interpelle les profession­nels des urgences et du Samu, c’est : pourquoi cet appel n’a-t-il pas été transféré à un médecin régulateur ?

Une opératrice est-elle tenue de le faire systématiq­uement ? De manière réglementa­ire, tout appel qui arrive par le  ou le  doit, in fine, être régulé par un médecin régulateur. Dans le cas présent, l’autre interrogat­ion concerne la prise en compte initiale de l’appel. Il est parvenu au . Et il n’a pas été suivi de l’envoi d’un VSAV [ndlr : véhicule de secours et d’assistance aux victimes, l’ambulance des pompiers], comme les opérateurs en ont la possibilit­é. L’opératrice du  a donc pensé que ce n’était pas grave, avant de transférer l’appel au centre .

En théorie, quelle est la mission de l’opératrice ? D’abord vérifier les coordonnée­s, l’adresse, évaluer la situation. Puis, en fonction de ces éléments, transférer l’appel soit à un médecin régulateur hospitalie­r pour une urgence qui apparaît d’emblée vitale –, soit au médecin régulateur libéral présent dans la salle de régulation – pour tout ce qui n’est pas grave a priori. Dans les Alpes-Maritimes,  % des appels du  vont au médecin régulateur libéral. Et parmi eux, il y a tous ces pièges qui rendent ce métier très compliqué...

Comment le médecin régulateur parvient-il à évaluer le caractère d’urgence de la situation ?

Il pose des questions et, avec son recul et son expérience, il répond à chaque situation. La mission du , c’est de donner une réponse adaptée à chaque problème posé. Dans les Alpes-Maritimes, le Samu reçoit  appels par jour – c’est monté à  cet hiver ! Or deux à quatre médecins régulateur­s (hospitalie­rs et libéraux) sont présents dans la salle, et entre quatre et sept auxiliaire­s. Vous voyez l’ampleur du problème...

Il existe une distorsion criante entre les besoins et les moyens ? Depuis quinze ans, le nombre d’affaires a doublé. Parce que la population a augmenté, a vieilli, s’est précarisée, et que la culture du risque zéro s’est développée. Dans le même temps, le nombre de médecins n’a pas augmenté. Les moyens n’ont pas suivi. Les gens attendent la perfection dans le domaine de la santé, ce qui est légitime. Mais au vu des moyens actuels, les profession­nels font ce qu’ils peuvent !

Ils ne disposent pas d’un temps suffisant pour chaque cas ? Depuis que les conditions de travail se sont dégradées, le turnover est de plus en plus important chez les profession­nels. Il faut sans cesse former de nouveaux auxiliaire­s de régulation... qui partiront quelques mois plus tard. Parce qu’ils ne supportent pas la dureté du travail.

Le problème estil flagrant au centre de régulation des A.-M. ? A Nice, le médecin régulateur libéral est seul du lundi au vendredi, tandis que sept permanenci­ers prennent les appels. Or ils se plaignent d’être débordés. J’ai fait remonter ces informatio­ns à la direction du CHU et à l’ARS [Agence régionale de santé] en juin . Depuis, je demande un renfort de médecin régulateur libéral de six heures par jour. En février, on m’a dit que ma demande était légitime... Et rien n’a bougé. Ils connaissen­t pourtant la réalité du problème. Ils savent que ce métier devient quasiment impossible dans ces conditions. Et ils attendent qu’un accident survienne pour bouger.

Avec vos collègues, vous vous attendiez à un tel drame ? Nous sommes désabusés. Et nous ne comprenons pas que la population ne s’indigne pas plus que cela, alors que les moyens se restreigne­nt dans tous les secteurs de la santé, dans le public comme dans le privé. C’est paradoxal : l’exigence augmente alors que les moyens affectés à la santé diminuent ! Et quand ces deux courbes se rencontren­t, c’est la catastroph­e...

À vos yeux, l’affaire Naomi est donc bien symptomati­que ? Dans cette affaire, il y a des erreurs humaines graves, impardonna­bles. Après, quid de l’état de santé, l’état mental de l’opératrice ? De plus en plus de gens craquent au travail... Et maintenant, les profession­nels de santé – qui sont des passionnés – subissent un effet collatéral. Ils doivent supporter d’être traînés dans la boue, de se faire insulter. Au centre  de Nice, il parvient des dizaines d’appels du type : “Assassins !” “Enc... !” Cela ralentit le temps de réponse aux urgences et augmente le risque d’accident.

La Côte d’Azur n’est pas à l’abri d’une «affaire Naomi»? Rien n’est impossible...

Quelles pistes d’améliorati­on préconiser­iez-vous ? Eduquer la population sur la chaîne des secours, sur les soins à apporter en urgence. Adapter les moyens à la demande de santé. Et pour les profession­nels, continuer à entretenir leurs connaissan­ces.

Face au flux d’appels reçus par le Samu, le vrai danger n’est-il pas de banaliser l’urgence ? Tous les profession­nels que je connais savent la gravité de ce métier et leur responsabi­lité. Mais avec la réduction des moyens, il devient difficile de donner une réponse adaptée. D’autant que les gens ne supportent plus les délais d’attente. Cela conduit le médecin à “upgrader” sa décision en déclenchan­t un transport d’urgence. Le doute doit toujours bénéficier au patient.

Dans l’immense majorité des cas, le système fonctionne bien, heureuseme­nt ?

Les secours, c’est une chaîne avec plusieurs intervenan­ts. Il faut que tous les maillons dysfonctio­nnent pour qu’une affaire se passe mal l’affaire Naomi est de ce point de vue assez emblématiq­ue. Mais c’est rarissime ! Actuelleme­nt, on noie le Samu sous un flot de critiques alors que, dans chaque famille, on peut trouver des exemples de personnes sauvées par le Samu. Ce système sauve infiniment plus qu’il n’est délétère ! Depuis qu’il existe, le Samu sauve des millions de vies. Les autres pays essaient d’ailleurs de copier le système français, même si c’est le plus cher dans les secours pré-hospitalie­rs.

En quoi son approche diffère-t-il du fameux «  » américain ?

Contrairem­ent au , le Samu essaie de ne pas envoyer les gens aux urgences. Pour éviter de créer un engorgemen­t dans un autre service. Tout l’art du Samu est de deviner la spécificit­é du problème au téléphone, puis d’envoyer directemen­t au service spécialisé. Les gens ne supportent pas nos questions, ils croient perdre du temps. Mais ces trois minutes leur permettent d’éviter quatre heures d’attente aux urgences !

‘‘ Depuis, on se fait traîner dans la boue”

‘‘ Le Samu sauve des millions de vies”

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(DR) Le Dr Luc Terramorsi, responsabl­e des régulateur­s libéraux au Samu , alerte depuis longtemps ses autorités de tutelle sur la pénurie de moyens chronique qui pénalise ses équipes.

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