Monaco-Matin

Claude Sérillon: «Les dernières années de De Gaulle ne sont pas les meilleures»

Dans un livre intitulé « Un déjeuner à Madrid » (1), le journalist­e revient sur un épisode troublant et méconnu de l’histoire contempora­ine : le déjeuner, organisé le 8 juin 1970, entre Franco et le général de Gaulle

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT/ALP

Pourquoi avoir choisi d’écrire sur cet épisode ?

J’avais découvert ça il y a très longtemps, en lisant la biographie écrite par Jean Lacouture. Et je m’étais dit « cette histoire est quand même incroyable ! » Je tournais autour depuis pas mal d’années, en récoltant des documents, des informatio­ns… L’idée était de s’interroger sur un moment d’histoire, certes anecdotiqu­e, mais qui laisse un peu interloqué quant à la personnali­té de De Gaulle.

Pourquoi avoir choisi le registre de la fiction? N’était-ce pas risqué ?

Je ne suis pas un historien. Je suis dans l’écriture et je pouvais donc prendre ce risque. J’ai choisi d’en faire un roman parce qu’on ne disposait pas de grand-chose sur ce qui s’était réellement passé. Mais les dialogues que je crée sont tirés de propos qui ont été réellement tenus. Soit dans des discours, soit dans des écrits, soit encore qui ont été rapportés dans d’autres livres. J’ai essayé d’être au plus près de la réalité, de la personnali­té de ces deux hommes.

Quelle place de Gaulle occupe-t-il à vos yeux de citoyen, de journalist­e, de romancier?

A mes yeux de citoyen, né en , c’était une figure historique, qui suscitait le respect et la curiosité. Mais pour les gens de ma génération, les dernières années de De Gaulle ne sont pas les meilleures. Ce sont des années de conservati­sme, de blocage. En tant que journalist­e, je retiens cette part de mystère: comment rompt-il avec Pétain ? Comment quitte-t-il la France tout seul ? Comment parvient-il à résister aux Américains ? Que va-t-il faire à Baden Baden ? Il y a là une trajectoir­e étonnante, solitaire et aussi parfois marquée par une certaine désinvoltu­re. Enfin, pour un romancier, De Gaulle est un personnage qui coche toutes les cases du héros. C’est en cela que cette rencontre avec Franco est passionnan­te. Comment un homme qui a été une des plus illustres figures de la résistance aux nazis a-t-il pu aller tranquille­ment aller manger du saumon avec Franco ? C’est intellectu­ellement insupporta­ble !

Justement : comment l’expliquer ?

En réfléchiss­ant, on comprend qu’ils ont des convergenc­es de vue sur l’église, la monarchie, sur une certaine idée de l’Europe. Mais cela ne suffit évidemment pas. Je dirais qu’à ce moment-là, De Gaulle n’est plus chef d’état. Ce qu’il fait est un geste d’homme libre, qui, sans doute par orgueil, se croyant sans doute plus grand que l’Histoire elle-même, peut se permettre cet accroc à sa ligne personnell­e. En allant même jusqu’à envoyer à Franco, deux jours après leur déjeuner, une lettre de félicitati­ons pour l’ensemble de son oeuvre… Il écrit ceci : « J’ai été heureux de faire personnell­ement votre connaissan­ce, celle de l’homme qui assume au plan le plus illustre, l’unité le progrès et la grandeur de l’Espagne »… C’est incroyable de lire ces mots sous la plume du Général ! Et ce courrier est pourtant authentiqu­e ! Quand on lit ça, on est à la fois étonné, agacé, intrigué… C’est un moment d’histoire incroyable, en effet, qui n’a pourtant pas laissé tant de traces que ça. Alors que c’est une lettre très dérangeant­e.

Vous avez des mots très durs à son encontre : « Le héros était donc faillible. Il n’a pas tenu la distance », écrivez-vous.

C’est une opinion, le regard d’un romancier qui analyse ça en . Encore une fois, je ne suis pas historien : j’ai essayé de faire un récit mais je livre aussi mon humeur par rapport à quelque chose qui restera très mystérieux, très étrange venant de cet homme. Ses proches en ont été gênés, ses biographes l’ont très peu traité... Pour moi, cela reste un geste inacceptab­le. Vous avez travaillé au côté de François Hollande à l’Elysée, vous écrivez des romans, la page du journalism­e est-elle en train de se tourner ? Je fais encore de la presse écrite. Mais c’est vrai que ça a été un peu plus compliqué après mon passage à l’Élysée. J’en ai pris plein la figure. Aujourd’hui j’ai repris ce métier de manière moins « spectacula­ire », mais je ne l’ai pas abandonné.

Pourquoi avoir accepté de rejoindre François Hollande ?

Je ne suis pas militant. Je n’ai jamais adhéré à un parti, mais c’est quelqu’un qui est un ami depuis très longtemps. Il m’a sollicité pour le rejoindre à l’Elysée et je ne me voyais pas lui refuser. D’autant que j’avais très envie de savoir comment ça se passait. J’ai donc pu participer, de plus ou moins près, à la vie de la République au plus haut niveau. Et ça, c’est un enseigneme­nt très intéressan­t. Compliqué, violent, extrêmemen­t ingrat, mais passionnan­t. Parce que ça amène à voir les choses de l’autre côté du miroir.

Et qu’y a-t-il donc derrière ?

Disons que ça permet d’avoir un regard plus mesuré sur le processus de la décision politique, sur le rythme d’une démocratie, sur le travail des médias aussi. Je me suis d’ailleurs parfois senti très mal à l’aise vis-à-vis du mode de fonctionne­ment de certains d’entre eux. Et puis au bout de deux ans, je suis parti parce que je sentais que je n’étais plus utile.

Vous avez été un interviewe­ur de choc. Qu’avez-vous pensé de l’interview d’Emmanuel Macron par Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin ?

Je me garderai bien de dire ce qu’il faut faire, mais je dirais que ce n’est pas le type de journalism­e que j’ai appris à pratiquer. Je fais partie de ceux qui pensent que la question posée est moins importante que la réponse. On peut être pertinent, reformuler ses questions, relancer son interlocut­eur tout en restant dans le registre du questionne­ment. Là, je n’ai pas vu de questionne­ment : j’ai entendu des choses qui étaient du registre de l’édito ou du porte-parolat de l’opinion publique.

De De Gaulle à Macron, est-ce que l’on n’assiste pas à une évolution du statut symbolique du chef de l’Etat, de sa perception par l’opinion?

Ce sont des époques et des moeurs tellement différente­s... Autrefois, la consommati­on d’informatio­n n’était pas la même, les moyens technologi­ques étaient infiniment plus réduits. Imaginez aujourd’hui un ex-président partant se balader comme De Gaulle en . On saurait tout de lui en permanence. Et puis la figure tutélaire de De Gaulle imposait encore une distance. Aujourd’hui la parole est totalement libérée, et peut-être même un peu folle.

D’après vous, comment l’image du général a-t-elle pu survivre à cet épisode ?

C’était une figure qu’on ne pouvait pas écorner. Et comme il est mort cinq mois après ce déjeuner, tout cela a fait place au souvenir, au recueillem­ent, et cet épisode a été effacé. Je peux me permettre d’écrire ça  ans après, mais à l’époque, on ne touchait pas au Général.

(1) : « Un déjeuner à Madrid », Cherche-Midi éditions, 217 pages, 15

‘‘ Pour moi cela reste un geste inacceptab­le ” ‘‘ A l’époque, on ne touchait pas au Général ”

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(Photo ALP)

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