Monaco-Matin

« La précarité gagne du terrain »

Julien Lauprêtre, 82 ans, infatigabl­e «avocat des pauvres», préside le Secours populaire depuis 1955. Cet été, il a égayé 60000 «oubliés des vacances». Il se prépare aux défis de la rentrée

- Propos recueillis par Christophe CIRONE ccirone@nicematin.fr

Il a rendu l’été moins amer pour plus de 60000 «oubliés des vacances». Il songe déjà aux défis de la rentrée, de Noël, des futurs combats qui l’attendent. Et le combat, Julien Lauprêtre connaît. Ancien Résistant communiste, président du Secours populaire depuis 1955 non-stop, il reste, à 82 ans, l’infatigabl­e « avocat des pauvres » .Son constat brut sur la précarisat­ion de la société, sa volonté farouche de l’endiguer, son éternelle vivacité d’esprit font de l’homme un régal à interviewe­r. Même par téléphone. Récit d’un combattant.

Quel bilan tirez-vous de l’été pour les oubliés des vacances ? Nous avons lancé cette idée il y a une vingtaine d’années. Au début, tout le corps enseignant, tous les responsabl­es d’associatio­ns disaient: « Ça ne sert à rien. Il faut leur offrir de vraies vacances ! » Sauf que je n’en ai pas les moyens. Aujourd’hui, ils ont changé d’avis. Les enseignant­s sont unanimes : le gosse qui est parti en vacances, ne serait-ce qu’une journée, a un meilleur parcours scolaire ensuite. C’est ça, le sens : offrir aux jeunes une journée de bonheur. En tout, plus de   vont en bénéficier.

Au-delà de combler un manque, vous regonflez ainsi chez un jeune l’estime de lui-même ? C’est ça. Il devient un gosse comme les autres. Quand le gosse rentre à l’école, s’il est à sec quand on lui demande : « Qu’as-tu fait pendant tes vacances ? » ,ilest malheureux. Alors que s’il a vu la mer pour la première fois, la tour Eiffel ou un parc d’attraction, il décrit cela comme s’il avait passé trois semaines à Saint-Tropez !

Le constat reste préoccupan­t sur le nombre d’« oubliés » ? Très peu de gens viennent nous voir pour partir en vacances. Ils viennent chercher à manger – nous avons distribué  millions de repas en . Mais quand on leur propose, ils nous disent : « On n’est jamais partis. » J’ai en tête l’exemple douloureux d’un couple avec deux enfants pour qui nous avions réservé un bungalow au bord de la mer. Ils n’étaient pas au rendez-vous… parce qu’ils se sont aperçus qu’ils n’avaient pas de valise! C’est toute une société qui ne vit pas comme l’autre. Un Français sur deux, un gosse sur trois ne part pas. C’est pourtant un droit, pas un passe-droit.

Même sous le soleil de la Côte d’Azur, le besoin de s’évader est tout aussi prégnant ? Tout à fait. D’ailleurs, on m’a dit que la journée des oubliés a été un grand succès chez vous (). Les gosses étaient contents. Au début, on disait aux enfants : « Prends ton maillot de bain et une serviette. » Aujourd’hui, on a des animations sur la plage, des spectacles, des majorettes… et des cadeaux. Si j’ose dire, c’est une journée de riches pour enfants de pauvres !

Comment parvenez-vous à financer de tels projets ? Grâce aux grandes campagnes du Secours populaire, au porte-àporte, aux kermesses tout au long de l’année…  % de notre budget vient de nos propres initiative­s.

Comment aider le Secours pop’ ? Avec l’argent. Mais aussi à travers les bénévoles. Nous en avons plus de  , mais il y a de la place pour faire toujours plus et mieux.

Sans eux, impossible de faire «tourner la boutique» ? Oui. Les bénévoles soulèvent des montagnes ! Celui qui fait du bénévolat devient différent. Le passage sur Terre est si court, autant être utile à quelque chose.

Vous ne subissez pas la crise du bénévolat actuelle ? Ce n’est pas notre cas. Peut-être grâce à la totale indépendan­ce du Secours populaire. Nous, on dit ce qu’on fait, on fait ce qu’on dit ! Il y a aussi une dynamique. Après les journées des oubliés, on prépare déjà les Pères Noël verts, couleur de l’espérance, à laquelle vont souscrire des milliers de gens. Que pèse le Secours pop’ dans le paysage associatif actuel ? Nous sommes la première associatio­n de France. Nous avons plus d’un million de membres, nous sommes présents dans tous les départemen­ts. L’une de nos forces, c’est la décentrali­sation.

Vous n’entrez pas en concurrenc­e avec les « gros » du secteur ? Non, non. On travaille en bonne intelligen­ce. Je ne vous dis pas que, dans un village, ça ne va pas s’engueuler sur la date du repas de Noël… Mais on ne se tire pas dans les pattes. C’est un grand succès de la vie associativ­e en France. Mais c’est symptomati­que d’une société en crise et d’un Etat qui se désengage, non? En théorie, vous ne devriez pas être là ! C’est sûr. Voilà pourquoi, après une grande initiative, j’invite à « lever notre verre à la dissolutio­n du Secours populaire » !Maisça reste une boutade. Ce n’est pas pour les prochaines génération­s…

Des enquêtes décrivent un niveau de vie en améliorati­on, contrastan­t avec une pauvreté en hausse. Comment l’expliquer? Ceux qui pensent cela, qu’ils viennent voir. Aucun départemen­t ne nous dit que la pauvreté a reculé. On a de plus en plus de demandes, de petits commerçant­s qui vivent la « descente aux enfers ». Ça s’élargit. Les retraités viennent demander à manger. Moi qui suis de leur génération, quelle n’est pas ma peine quand je vois des gens qui ont travaillé toute leur vie et n’ont plus rien dans le frigo !

D’autant que franchir le pas de venir vous voir n’est pas aisé… C’est pourquoi, quand on reçoit les gens, on leur dit : « Et vous, ne pourriez-vous pas faire quelque chose pour vous en sortir ? » Vous savez cuisiner? Venez former un atelier de cuisine. Vous chantez bien? Venez créer une chorale. L’idée, c’est d’aider les gens à s’en sortir. C’est le contraire de la charité. Je pourrais vous citer des dizaines de cas, y compris chez vous, où des gens qui étaient venus demander sont devenus responsabl­es départemen­taux.

Sous quels auspices s’annonce cette rentrée ? Il y a beaucoup plus de demandes que d’habitude chez les jeunes. Y compris pour manger, s’habiller ou se loger. On essaie de créer dans les facultés des groupes qui font la solidarité sur place.

Beaucoup de familles sont-elles handicapée­s pour scolariser leurs enfants, faute de moyens ? Tout à fait. A cela s’ajoutent des problèmes de santé. On a signé une lettre d’intention avec les médecins pour les encourager, quand ils le peuvent, à recevoir gratuiteme­nt. Cette nouvelle solidarité se développe dans tous les corps de métiers.

Prise de conscience citoyenne face aux carences de l’Etat ? Un élan de solidarité est en train de se développer dans notre pays. Le nombre d’associatio­ns grandit, les maraudes pour les SDF se développen­t… C’est une nouvelle résistance. Regardez les réfugiés: malgré les campagnes contre eux, des gens les invitent à manger, à venir prendre une douche…

Vous-même, à  ans, avez un parcours bien rempli… J’ai été embauché au Secours populaire en septembre . À l’époque, c’était une petite associatio­n [émanation des Jeunesses communiste­s, Ndlr] qui ne consacrait pas tout son temps à la solidarité, pas totalement indépendan­te. Aujourd’hui, elle l’est. On est des aiguillons des pouvoirs publics. On n’est pas des procureurs ; on est des avocats des pauvres ! Après l’élection de M. Macron, je lui ai dit: « Vous savez qu’un gosse sur trois ne part pas en vacances ? Voilà ce que fait le Secours populaire. Et vous? » Ça a payé. Un mois après, il est venu dans un centre pour ces gamins. Il a été tellement impression­né qu’il a gardé contact avec un gosse… qu’il a embarqué à Moscou pour la Coupe du monde de foot.

Qu’attendez-vous du plan pauvreté du gouverneme­nt ? Je voudrais bien me tromper, mais je n’y crois pas. Pour l’instant, la précarité gagne du terrain dans notre pays. On a quand même aidé  millions de personnes l’an dernier : c’est bien que ça monte…

‘‘ Toute une société ne vit pas comme l’autre ”

‘‘ L’idée, c’est d’aider les gens à s’en sortir ”

Vous n’êtes jamais découragé ? Découragé, non ! Je viens d’aller à la journée des oubliés à Cabourg, de visiter quatre de nos villages Copains du monde… C’est très fatigant, oui. Mais comme disait ma mère qui m’envoyait courir : « C’est de la bonne fatigue ! »

1. Le week-end dernier, 2 000 enfants issus de toute la région Paca se sont rassemblés à la plage à Hyères.

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