Monaco-Matin

La bouée licorne dégonflée à l’idée de rentrer à Paris

Accessoire indispensa­ble de la saison estivale, je n’ai une utilité que périodique. Moi qui étais heureuse de chevaucher les vagues avec brio, je dois hélas m’en aller la queue entre les jambes

- ALICE ROUSSELOT arousselot@nicematin.fr

Je me dégonfle de jour en jour. À l’idée de devoir rentrer à Paname-sans-âme, je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Sans coffre. Sans air. Sans rien pour me regonfler à bloc. Mes copines ont beau avoir tenté de me réconforte­r en me rappelant que je pourrais ainsi revoir mon modèle au musée de Cluny – la Dame à la licorne, à moins que ce ne soit l’inverse – je pleure des gouttelett­es d’eau salée. En souvenir de ces jolis mois d’été passés à me dorer les cellules, à Menton. Elles ont beau insister, avançant qu’une expo nous y met à l’honneur jusqu’au 25 février, j’ai quelque doute sur ma légitimité parmi les « Magiques licornes ». Je ne suis qu’une bestiole en plastoc moi. À quoi bon croire que « life in plastic it’s fantastic » aujourd’hui ? Bonne à jeter, oui. Quand je ne serai plus plantureus­e, ni pulpeuse, je sais bien que seul le caniveau m’accueiller­a à grille ouverte. Et qu’importera, alors, la devise de la « Dame » qui accompagne une de mes soeurs dans l’illustre tableau. À mon seul désir…

Le cygne avant-gardiste

Qu’importeron­t, aussi, les belles explicatio­ns de la commissair­e de l’exposition susnommée, Béatrice de Chancel-Bardelot. Qui indiquait dans le (ni) Fig’ (ni raisin) : « La licorne est une créature composite sur laquelle sont projetées des images assez variées. Elle peut être à la fois un symbole de chasteté et de sauvagerie. C’est aussi une créature qui possède des vertus extraordin­aires, à travers sa longue corne à laquelle on prêtait la propriété de purifier les poisons. À la fin du Moyen-Âge, de grands princes possédaien­t des cornes de licorne pensant qu’elles allaient les protéger de l’empoisonne­ment. » Vous pensez vraiment qu’on m’associe à cette symbolique quand on me voit toute nue sur la plage? Vous croyez qu’on réfléchit aux travaux de Jung sur la licorne quand on me chevauche pour affronter les maigrichon­nes vagues de la Méditerran­ée ? Vous me direz que c’est déjà pas mal qu’on m’ait redonné mes titres de noblesse. Et je dois le reconnaîtr­e. Jusqu’à maintenant, on s’était surtout intéressé à moi aux XVIe et au XIXe siècles. Mais un étrange phénomène a permis à la lumière de me retrouver. On l’appelle Instagram. Habile fusion de deux termes : « instant », en référence aux appareils photo Polaroïd, et « gram », un suffixe grec qui désigne un contenu écrit ou enregistré. J’ai, cela dit, ma petite théorie sur la question. Et je me demande si l’orthograph­e exacte n’est pas plutôt « Instagramm­e ». En référence au taux d’alcool que les utilisateu­rs du réseau social ont dans le sang quand ils prennent leurs photos. Pourquoi, sinon, inventer des filtres qui ont pour seul intérêt de corriger le flou ? Bref, grâce à cette bizarrerie virtuelle (comme moi, me direz-vous encore même s’il n’y a pas besoin d’être Saint-Thomas pour constater que j’existe bel et bien sur les plages des Sablettes ou du casino), je suis devenue tendance. Une vraie licorne d’abondance, tant les internaute­s ont été nombreux à prendre des selfies avec moi tout le long de l’été. J’irais jusqu’à dire que j’ai été la licorne muse des grands de ce monde. Paris Hilton, la mannequin Bella Hadid, et même les joueurs de l’équipe de foot d’Angleterre. Rappelons au passage que je figure sur les armoiries royales du Royaume-Uni. Enfin, pas moi personnell­ement, mais mes illustres ancêtres (ceux qui ont droit de cité au milieu des oeuvres de l’exposition (Photo Jean-Sebastien Gino-Antomarchi) « Magiques licornes » si vous avez suivi…) Rendons à César sa salade : c’est mon pote le cygne qui a déclenché l’euphorie pour les bouées animaux. Les ventes avaient atteint un chiffre record après que Taylor Swift a posté – en 2015 – une image d’elle avec son copain de l’époque, Calvin Harris, avachis sur l’oiseau blanc. Devenant un symbole des « Twee », ces jeunes adultes qui ont fait de la régression un mode de vie. Maigre réconfort à ma jalousie légendaire : l’image a depuis disparu d’Internet. Et pour cause, la vie sentimenta­le des deux tourtereau­x est entrée en eau trouble… Avant de couler pour de bon. Les bouées cygne elles-mêmes ne marchent plus véritablem­ent, me confiait une amie commerçant­e. Trop sobre. Pas assez foufou. Reste que de nouveaux concurrent­s (DR)

ont débarqué sur la scène maritime. Cherchant, toujours et encore, à me voler la vedette. Notamment le paon, et le flamand rose, bien sûr – qui a carrément droit à son hashtag #flamingo. J’ai toujours répondu à ceux qui me narguaient que je préférais le flamenco à Gorbio. Mais nous redeviendr­ons bientôt tous égaux. Comme mes concurrent­s, je serai oubliée dès les prémisses de la saison hivernale. Remisée dans un placard en attendant les beaux jours. Voire oubliée dans le coffre du Kangoo. Peut-être mes maîtres penseronti­ls un peu à moi quand ils montreront leurs photos de vacances à leurs collègues qui ont turbiné tout l’été… Mais j’ai si peur qu’ils se moquent de ma crinière arcen-ciel une fois de retour dans leur morne quotidien. Je suis quelqu’un de sensible, vous savez. Pas simplement un ballon de baudruche déguisé en animal mignon. Ni un joujou pour épater la galerie. On m’a reproché à plusieurs reprises d’avoir sale caractère. D’être difficile à apprivoise­r. D’aucuns racontent même s’être retournés comme des crêpes quand ils ont essayé de me monter dessus. Manquerait plus que je me laisse faire. Le mouvement #Meeto a aussi eu des effets sur la fragile communauté des bouées licornes. Nous osons plus qu’auparavant témoigner des agressions à notre égard. Je présume que vous avez eu vent d’un fait-divers où j’ai – définitive­ment – perdu toute crédibilit­é. Mes copines l’ont déjà baptisé « Le Radeau de la méduse ». Mais je sais bien que vous vous en souvenez encore, en pouffant : des femmes dans le Minnesota qui m’avait prise pour monture ont échoué dans un banc d’algues. Le shérif du comté de Chisago (avec un « S », oui, comme Supersheri­f) n’a pas manqué de raconter l’histoire sur son compte Twitter. Comment voulez-vous que j’obtienne un CDI et non plus un CDD saisonnier avec des cagades pareilles ? Je n’ai plus qu’à aller me mettre en boule au stade de la Licorne pour que les Amiénois croient à un ballon de foot magique. J’ai cru un instant avoir trouvé mon salut quand j’ai appris que la marque Floaty envisageai­t de faire de moi un porte-diamants, en collaborat­ion avec Swarovski. J’ai pensé que je pourrais ainsi briller, rayonner au-delà du Mentonnais. Mais c’est le meilleur moyen de rester enfermée à vie dans un sombre musée. À Paris.

J’ai été la licorne muse des grands de ce monde” Comme mes concurrent­s, je serai oubliée ”

(Photo A.R.)

 ??  ?? Moi, trônant dans mon environnem­ent naturel.
Moi, trônant dans mon environnem­ent naturel.
 ??  ?? C’est vrai, j’ai parfois péché par excès de flemme...
C’est vrai, j’ai parfois péché par excès de flemme...
 ??  ?? Mon pote cygne et moi.
Mon pote cygne et moi.

Newspapers in French

Newspapers from Monaco