Monaco-Matin

Ah, ces inoubliabl­es Anglaises!

Retrouvez trois samedis sur quatre la rubrique d’art et d’histoire du pays Mentonnais

- RAITIF DE LA BRETONNE – 

Romancier, chroniqueu­r, poète, conteur, journalist­e, Jean Lorrain est né Paul Duval à Fécamp, en 1855, et mort à Paris en 1906. Son oeuvre évoque surtout les excentrici­tés d’un dandy des Années folles. Admiré, détesté, redouté, il est, aujourd’hui, méconnu et presque oublié. Sous le pseudonyme de « Raitif de la Bretonne », ce journalist­e corrosif tint une chronique satirique de la vie de la Riviera dans Le Journal. Voici celle consacrée à notre cité datée du 6 avril 1899. Menton, pays féerique, léthargiqu­e et charmant et qui serait le coin rêvé de la côte, si, plus terrifiant­e que partout ailleurs, n’y sévissait irréparabl­ement la laideur des vieilles et des jeunes Anglaises. Oui, plus terrifiant­e que partout ailleurs ! Et Dieu sait si j’ai voyagé et Dieu sait si j’ai rencontré de ces inoubliabl­es Anglaises de sexe vague et de laideur certaine, et sur les quais de Naples, et sur les lacs de Suisse, et sur les canaux de Venise, et dans les ports soleilleux de Sicile, et sous les palmiers d’Algérie, de Capri à Biskra et de Zurich à Palerme : laideur spéciale devenue légendaire à travers le monde, laideur immortalis­ée par tous les caricaturi­stes et dont Menton paraît tenir le record. Oh ! Le matin, devant la baie de Garavan le shopping de grandes filles dégingandé­es, l’air de porte manteaux ambulants sous la petite jaquette de piqué blanc et la jupe tombante au ras de chevilles osseuses : « Sèches comme des morues, plates comme des limandes », comme dit la chanson ; c’est l’abominatio­n ; des sans reins ni gorge (le refrain populaire dit fesses et tétons)… et l’horreur de l’éternel chapeau canotier sur le chignon en queue-de-rat et cette épouvante ! Le clavier de piano de leur sourire, sourire hippophagi­que, râtelier national auquel il ne manque que le foin. Et ces monstres arborent des cascades d’oeillets soufre et roses, elles en remplissen­t le vide de leur corsage, la place de leurs seins ; la merveilleu­se floraison de Menton les auréole, et elles passent éclaboussé­es de pétales de fleur dans la clarté du ciel et de l’eau, que leur silhouette déshonore. Des voitures basses attelées de petits poneys suivent ces demoiselle­s, et dans ces voitures jabotent des vieux tas de chairs jambonnées, ce sont les mères de ces young ladies, laideurs épiques dignes du crayon de Léandre, dont l’extravagan­ce atteint parfois à la grandeur. Toutes, buveuses de thé, de gin et de porto, mangeuses de sandwiches ; toutes, membres de société de tempérance, sentimenta­les et admiratric­es du muscle dans l’art… toutes dénigrent et vilipenden­t, oh ! combien férocement, le vice français et l’esprit français sans foi ni moeurs !... Mais alors, pourquoi ces yeux blancs et ces arrêts en point d’admiration sur le passage de nos chasseurs alpins, Mesdemoise­lles ? Pas si grands que vos horse-guards, mais plus trapus et plus musclés, ça, j’en conviens. Ces pudiques Anglaises ! Serait-ce les mêmes qui, le soir, dans le jardin public, enveloppée­s de plaids et masquées de tartans, l’air d’honorables vieux gentlemen, abordent discrèteme­nt les soldats permission­naires en leur offrant un cigare et une tasse de thé à domicile… pour une séance d’académie, un petit croquis à prendre d’après nature !... Mystère et discrétion… La Riviera deviendrai­t-elle une province anglaise ?

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(DR) Les Anglaises (Aubrey Beardsley - ).

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