L’ÉDITO Le grand Charles

Il n’était donc pas éternel. Dans le monde de la chanson, Charles Aznavour n’était pas du genre idole des jeunes mais le temps semblait ne pas avoir de prise sur lui. Il ne vivait pas comme Johnny à deux mille à l’heure, protégeait sa vie privée, n’était ni rock ni star, simple chanteur de variété, bref il ne suivait pas les modes. Il était pourtant unique avec sa voix de toile d’émeri, ce timbre voilé et ses trois octaves magiques dans la glotte. Un géant grand pourtant comme trois pommes, plutôt « moche » comme le lui avait dit Pierre Desgraupes lors d’un entretien dans les années , mais animé par la certitude de son talent, habité par un professionnalisme que chacun devrait prendre en exemple. La vie ne lui a pas tendu la main, alors il s’est emparé d’elle pour la parcourir avec succès pendant plus d’un demi-siècle. Né à Paris par hasard alors que ses parents, arméniens de Georgie et de Turquie sur le chemin de l’exil, faisaient étape en France dans l’attente d’un visa pour les Etats-Unis, c’est d’abord un enfant de la balle. Il grandit au milieu d’une famille d’artistes, père baryton, mère comédienne, soeur pianiste. Il ne connaît qu’un seul chemin : la chanson. Avec pour modèles Maurice Chevalier et surtout Charles Trenet. Il aime les textes du « fou chantant » car ils ont du fond mais il ne le copie pas. Trenet incarnait la gaieté, la joie de vivre. Aznavour a chanté la mélancolie, le désenchantement, les amours déçues, les regrets. Il est déjà sur scène à  ans, acharné, obstiné, malmené. Il s’entête, ne lâche rien, transforme ses défauts en qualités, travaille ses textes, fait tandem avec de grands compositeurs, de merveilleux mélodistes. Le succès lui vient enfin au milieu des années . Il fait vieux, il n’a pourtant que  ans. De manière étrange, physiquement, il ne vieillira plus. Artistiquement, rien ne le démodera. Il devient Aznavour, homme de scène hors norme. Alors que la musique se monumentalise dans des spectacles faramineux, que le rythme emporte tout, il s’impose avec une impressionnante économie de gestes, expression d’un immense talent de comédien que l’on découvrira au cinéma, notamment dans Tirez sur le pianiste de François Truffaut, au service de cette voix à nulle autre pareille qu’il impose sur toute la planète. A commencer par les Etats-Unis, où il est considéré comme l’un des plus grands, à l’égal de Sinatra et Presley. Le  septembre, en promotion pour sa prochaine tournée, il confiait encore qu’avec sa soeur ils avaient décidé de passer les  ans. Le compteur s’est arrêté à  dans la nuit de dimanche. Peut-être n’aura-t-il pas droit à des obsèques nationales et à une émeute populaire autour de son cercueil mais dans le grand-livre de la chanson, il est pour toujours en haut de l’affiche.