Monaco-Matin

« On est programmés pour vivre et mourir »

Au mois d’avril dernier, Charles Aznavour se dévoilait dans une longue interview publiée dans «NiceMatin». Pour évoquer ses chansons préférées, Piaf, Johnny, sa vision de la vieillesse et de la mort

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK LECLERC

Le public, dites-vous, a la mauvaise habitude de ne vouloir entendrequ­e les chansons qu’il connaît…

C’est vrai. Et moi, je fais le contraire. Certaines chansons n’ont pasmarché immédiatem­ent parcequ’elles n’étaient pas faites pour devenir ce qu’on appelle d’unemanière assez vulgaire des «tubes». Moi, j’écris des textes forts. Je veux habituer les gens à écouter autre chose que de la chansonnet­te. Je n’ai rien contre, on peut en faire tout en ayant du talent: c’est un parti pris. Je continue à aimer Boum boum tralala, ça ne me dérange pas du tout. Mais pourquoi ne ferait-on plus que cela, alors que nous avons une si belle langue?

Mais votre répertoire, nous l’avons tous en tête!

Non. La Critique, vous ne connaissez pas. Ni L’Instant présent. Quand j’écris une chanson comme celle-là, ce n’est pas un «sujet». Mais je travaille dur. Je me donne du mal pour faire ce que les autres ne font pas. Je ne dis pas qu’ils ne savent pas le faire, mais ils ne le font pas. Ils vont au plus vite. S’ils sont obligés de sortir tant de morceaux pour un album, c’est foutu, ils ne font pas un effort de plus. Je ne parle pas en général; il y a quand même des gens qui font attention.

Parmi vos favoris, qui citeriezvo­us aujourd’hui?

On en a perdu encore un récemment. Jacques Higelin, je l’aimais bien. Mais il y a aussi Matthieu Chedid, que j’ai tout de suite remarqué. C’est une belle pointure. Alors que je n’ai pas répondu quand on m’a posé la question sur Stromae. J’ai dit que je me prononcera­is dans cinq ans: on ne juge pas quelqu’un sur son premier disque.

Quelles sont les chansons que vous ne pouvez pas ne pas interpréte­r?

Il y en a moins qu’on ne le croit. La Bohème. Emmenez-moi. Il faut savoir. Mourir d’aimer, bien sûr. Et Paris au mois d’août. Ou encore Non, je n’ai rien oublié .Surun tour de chant qui compte vingthuit titres, dix relèvent de ce que j’appelle en souriant ma descente aux enfers. Où les applaudiss­ements ne font qu’augmenter parce que ces chansons, tout le monde les attend. Je me souviens d’une discussion avec Michel Sardou, jeune chanteur à l’époque, dans

sa loge à l’Olympia. Il pensait commencer avec ses succès avant de passer aux nouveautés. Je lui ai dit de ne surtout pas faire cette erreur: les gens risquaient de partir avant la fin. Pierre Delanoë, qui se trouvait avec nous, était bien d’accord avec moi. Quand je donne des conseils à un artiste, c’est sur le métier, jamais sur la scène. Là dessus, on n’a pas tous le même point de vue.

Vous n’avez pas cité Comme ils disent...

Elle est incontourn­able, et dans le monde entier. J’ai cinq chansons planétaire­s, celle-ci en fait partie. Je ne l’aurais jamais pensé. Texte audacieux à l’époque. Audacieux, je l’ai été depuis le début. Après l’amour aété interdite. Tu t’laisses aller ne passait pas souvent. Le jour où une radio a été obligée de la diffuser parce qu’il manquait un disque, on en a vendu un million! J’aime beaucoup l’idée qu’une chanson ait une carrière tardive. Non seulement je surprends le public, mais je me surprends moi-même.

Votre carrière n’aura pas été tardive, mais longue. Très longue!

Elle a mis du temps à partir. On a dit que j’étais mauvais. Que je n’avais pas le physique. Ni la voix. Que mes chansons n’étaient pas faciles à entendre. Et alors, où ils sont tous ces connards ? Je me

rappelle être venu à Marseille, il y avait en première partie des jeunes gens, un peu comme dans un concours de chant. Un journalist­e a écrit que n’importe lequel d’entre eux était meilleur que moi. Faut le faire, quand même!

Comment avez-vous encaissé?

Demander un rectificat­if aux journaux, ce n’est pas une manière de répondre. Filer sa main sur la gueule des gens non plus. Pour les emmerder, j’ai fait ce qu’on appelle une carrière. Quand ils voyaient que j’étais demandé à travers le monde et que je recevais des prix prestigieu­x, comment pouvaienti­ls se regarder dans le miroir ? Je me demande… Mais je ne suis pas revanchard. La revanche, ça ne fait rien de bon dans la mentalité d’un artiste.

Piaf vous appelait « le génie con ». Pourquoi?

Quand je faisais du «scat», elle disait que c’était des conneries. Alors j’étais devenu le génie con. Mais finalement, elle a tout accepté parce qu’elle avait confiance. Un jour, je l’ai même envoyée voir Johnny. Elle ne l’aimait pas et m’a dit: « Tu sais, je

ne vais pas m’emmerder toute une soirée pour te faire plaisir. » J’ai répondu qu’elle ne s’ennuierait pas car ce garçon était très bien. À son retour, elle m’a donné raison. Quand j’ai raconté ça à Johnny, ça lui a fait un bien fou. Piaf était la plus grande et elle l’est toujours aujourd’hui. Dans le monde entier, on continue de reprendre ses chansons. Cela n’existe pour aucune autre.

Pour Johnny, n’avez-vous pas écrit Retiens la nuit?

La seule chanson de Johnny qui ait passé les frontières. J’ai un truc très internatio­nal dans ma tête qui fait que, ayant un contact avec les gens de la rue partout dans le monde, je finis par connaître le goût du public.

Piaf, Johnny: les grandes rencontres de votre vie? Il y en a eu beaucoup d’autres. Marcel Achard et Jean Cocteau. Ou Maurice Chevallier et Charles Trenet. Trenet, ma première grande rencontre. Et même la plus grande pour l’auteurcomp­ositeur que je suis.

Comment tenir la scène durant deux heures? Je m’y sens comme chez moi. Et puis, je mène une vie normale, je ne fais pas de folies. Ce qui ne m’empêche pas de bien boire et de bien manger. Et de beaucoup rire. Toujours fou de Petrus? Je n’en ai plus, il m’en reste juste un magnum. Tiens, ça me rappelle une soirée avec Frank Sinatra. Nous étions quatre, nos deux impresario­s et nous, dans un restaurant français de la e rue, à New York. Le patron qui l’adorait et qui m’aimait bien aussi avait prévenu: « Je vais m’occuper d’eux. » Eh bien, il s’est très bien occupé de nous: on a vidé quatre magnums de Petrus!

Vous dites être sans doute le chanteur le plus âgé, mais pas le plus vieux.

Ah non, sûrement pas! Je vais avoir  ans et ça ne me fait rien du tout. La question, c’est plutôt de savoir encore combien. Je crois que je vivrai assez vieux (sic). Je dis souvent jusqu’à  ans [l’âge de Moïse, Ndlr] pour faire plaisir à ma première clientèle car les Juifs ont été les premiers à m’accepter. Sans exception. Ma deuxième clientèle étant Marseille.

Votre dernière chanson, dit on, évoque le grand âge?

‘‘ Je crois que je vivrai assez vieux (sic). Je dis souvent jusqu’à 120 ans ”

Oui, c’est vrai. Ce titre s’appelle Vivre vieux et il sera dans mon prochain tour de chant. Dans la salle, même si j’ ai beaucoup de jeunes, il y a des personnes âgées qui vont peu au spectacle. Alors je veux les rassurer quant à la vieillesse. Écoutez… on est programmés pour vivre et mourir. Quand on se marie, on est sûr que l’on peut avoir à faire au divorce. C’est pareil. De la vie, on va à la mort comme du mariage au divorce. Je le sais : j’ai divorcé deux fois!

On ne meurt qu’une fois…

On n’en sait rien. Il y a peut-être une autre vie? Je ne suis pas très religieux. Mais je suis très proche des religions, c’est très curieux. Proche des musulmans, des juifs, de l’église catholique et des protestant­s. Ma première fille s’est mariée avec un Juif, j’ai donc un petit-fils qui est juif. Ma petite-fille est maghrébine. Ma femme est protestant­e et moi, j’ai la religion des Arméniens.

Une famille oecuméniqu­e! Oui, et c’est très bien. Finalement, ils disent tous la même chose. Est-ce qu’on va se battre pour un dieu qui est le même? C’est ridicule. De ce point de vue, on n’est pas intelligen­ts, sur Terre.

 ?? (Photo Franz Chavaroche) ?? L’interview s’était déroulée au mois d’avril dans sa villa provençale des Alpilles où il résidait durant quatre mois, passant le reste de l’année au bord du Léman, en Suisse.
(Photo Franz Chavaroche) L’interview s’était déroulée au mois d’avril dans sa villa provençale des Alpilles où il résidait durant quatre mois, passant le reste de l’année au bord du Léman, en Suisse.

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