Monaco-Matin

« Nous avons tous un rôle à jouer dans les Ehpad »

Jean Arcelin, ancien directeur d’Ehpad dans le Var puis les A.-M., raconte son expérience dans un livre tendre et édifiant. Il dénonce les dérives mercantile­s et appelle à changer les regards

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE CIRONE ccirone@nicematin.fr

Son profil est aussi atypique que son témoignage est inédit. Jean Arcelin, 53 ans, ancien directeur d’Ehpad dans le Var et dans les Alpes-Maritimes de 2014 à 2017, raconte son expérience dans un livre édifiant, Tu verras maman, tu seras bien (1). Entre rires et larmes, ce Cannois d’adoption brosse le tableau de ces établissem­ents hospitalie­rs pour personnes âgées dépendante­s, où s’exprime le cynisme du business autant que des leçons de vie. Rencontre avec ce témoin des coulisses de la fin de vie.

Comment un directeur dans un grand groupe automobile devientil directeur d’Ehpad ?

J’adore ce métier, qui n’est pas toujours valorisé. J’aime être sur le terrain, et j’avais l’envie de faire autre chose. Or mon diplôme me permettait de diriger un Ehpad. J’ai envoyé mon CV, avec comme simple expérience mes journées d’animateur bénévole. Ma grandmère était une femme formidable, qui m’a beaucoup marqué, et j’ai toujours eu un lien affectueux avec les personnes âgées. Alors j’animais des lotos en Ehpad. Ce n’était pas une corvée, cela me plaisait ! Et ça permettait d’égayer le quotidien de ces personnes.

Vous sentiez que votre présence était particuliè­rement utile ?

Oui, car tout ce qui est source de vie et d’attention fait du bien. C’est frappant de voir à quel point certaines sont en demande. Ils sont tellement désoeuvrés, tellement seuls… Un tiers d’entre eux reçoit des visites, un autre tiers très occasionne­llement, et le dernier tiers, jamais. Zéro. Il y a des familles absentes, cupides, pressées que l’ancien meure. Et heureuseme­nt, il y a aussi des familles formidable­s !

On y voit le pire et le meilleur de l’âme humaine ?

C’est exactement ça. Souvent, les gens croient que les Ehpad sont des mouroirs, des endroits sans vie. Pas du tout ! La vie ralentit, mais elle est concentrée. Et tout ce qui s’y passe est démultipli­é. Ce qui m’importe, avec ce livre, c’est de faire bouger les choses. Il faut attirer les gens vers l’Ehpad, les profession­nels comme la société civile. On a tous un rôle à jouer.

Votre livre rend hommage aux équipes soignantes...

Dans la fin de vie, des soignants jouent des rôles formidable­s que les familles ne jouent pas. Je rends hommage à toutes ces équipes qui font un travail difficile, mais magnifique. Ça réveille l’humanité qui vibre en nous. Je me souviens de Mme Gervais et de sa relation avec Nadia. Quand cette dame était hospitalis­ée à l’hôpital, elle ne demandait pas sa famille : elle demandait Nadia ! Quand Mme Gervais est morte, j’ai trouvé Nadia en larmes, bouleversé­e. Je lui ai dit : “Souvenez-vous de ce que vous avez représenté dans la vie de cette femme.”

Vous avez connu des expérience­s contrastée­s, d’abord dans le Var, puis dans le bassin cannois ?

J’ai commencé dans un Ehpad près de Bandol, où j’ai grandi. Un établissem­ent tranquille. J’y vivais la nuit aussi. Or il se passe plein de choses, la nuit, dans les Ehpad. J’ai alors accompagné des personnes en fin de vie. Des moments bouleversa­nts, qui m’ont inspiré.

Qu’en ressort-il ?

La grande question, c’est : à quoi pense-t-on avant de mourir ? Les souvenirs qui restent à la fin ne sont jamais matériels. Jamais. Ne restent que des “perce-coeur”, des souvenirs d’amour.

Quels sont vos souvenirs d’histoires d’amour en Ehpad ?

Une dame seule, qui avait développé une démence mentale, est tombée amoureuse de Marcel, un monsieur paralysé des jambes. Il lui disait : “Tu seras mes jambes, je serai ta tête !” Il y avait une vraie histoire d’amour, avec une sexualité. Ça les a fait totalement refleurir. Un jour, cette femme a été hospitalis­ée et a passé un mois loin de l’Ehpad. Marcel ne mangeait plus. Il disait : “Elle va m’oublier...” Alors je lui ai proposé de l’emmener la voir à Nice. Et dès qu’elle a entendu le son de sa voix, elle a crié : “Marcel, Marcel !” Je les ai approchés l’un de l’autre. Il lui a caressé la joue. Ils se sont embrassés. Je suis sorti de la chambre, bouleversé... Et j’ai pleuré. On devrait prescrire l’amour sur ordonnance !

Comment justifier nos réticences à nous rendre dans un Ehpad ?

On ne va pas en Ehpad parce qu’il y a là tout ce qui fait fuir les gens : la mort, la souffrance, la maladie, le vieillisse­ment, la folie… Mais on ne doit pas fuir tout ça ! On doit accompagne­r ceux qui nous ont donné la vie, car on doit tout aux “vieux”. Vous pourrez me citer plein de personnali­tés qui se sont engagées pour la cause animale : Brigitte Bardot, Jeanne Augier… Mais citezm’en une qui s’engage pour les personnes âgées ? [Un blanc] On s’identifie plus à un chaton aux yeux bleus qu’à une personne dépendante qui bave et qui tremble ! Il y a une espèce de déni de vieillisse­ment.

En France, du moins. Il suffit d’aller en Italie pour observer un tout autre rapport aux aînés...

Vous avez raison. D’ailleurs, je rends hommage aux personnes d’origine maghrébine, qui forment un tiers des personnels en Ehpad. Elles ont un respect des anciens naturel, culturel. J’ai travaillé cinq ans au Maroc ; il n’y a quasiment pas d’Ehpad, là-bas.

Pourquoi avoir jeté l’éponge ?

Ce sont deux EIG (événements indésirabl­es graves), coup sur coup, qui m’ont fait partir. Malgré tous mes efforts, malgré ma présence de  h à  h parfois, malgré une infirmière top et des aidessoign­antes motivés, on a deux EIG qui tiennent du Hitchcock... Là, je me suis dit : “Ce n’est plus possible”.

Avec quel sentiment avez-vous quitté ce milieu ?

Je me sentais assez coupable de les abandonner. Mais j’ai fait un « burnout ». Le plus écoeurant, c’est le manque de moyens, les économies que vous devez faire en permanence. Vous avez , euros pour une journée de repas ! Pourquoi y sert-on toujours du hoki ? Parce que c’est le poisson le moins cher du monde !

Quelles sont les racines du mal ?

C’est un marché verrouillé. Il n’y a pas assez de places par rapport à une demande qui augmente tous les ans. Les économies se font sur la nourriture, les animations et le personnel.

Ce dernier est souvent montré du doigt. Les employés sont-ils victimes ou en partie fautifs ?

Il y a les deux. L’aide-soignant que l’on voit sur une vidéo du Parisien maltraiter une femme de  ans, en pleine nuit, alors qu’elle crie « Pitié pour moi ! », ça existe. Et c’est inacceptab­le. J’ai dirigé deux Ehpad, j’ai connu deux cas de maltraitan­ce physique. Certains aides-soignants sont menaçants verbalemen­t. Et puis il y a la maltraitan­ce passive, due à un manque de moyens. La pire des maltraitan­ces, c’est l’abandon. J’ai souvent eu l’impression que les gens étaient enterrés vivants !

‘‘ Les soignants font un travail magnifique ”

‘‘ La pire des maltraitan­ces est l’abandon ”

Vous décrivez le cynisme sans borne du premier directeur que vous rencontrez. Son attitude est symptomati­que de ce milieu ? Oui, car ce business est florissant. Certains font ce métier pour de mauvaises raisons, et deviennent cyniques pour se protéger. Je suis diplômé d’une école de commerce, je suis pro-business. Mais la limite du business libéral, c’est le soin de personnes âgées dépendante­s, incapables de manifester leur satisfacti­on.

Quels remèdes préconisez-vous ?

A la fin du livre, j’élabore un plan d’action intitulé « STAFF ». S pour simplifier les démarches. T pour transparen­ce (coût du repas journalier, prestation­s, effectifs…) A pour aides-soignants – il faut les valoriser, mieux les payer et partager davantage les bénéfices. F pour féliciter ces soignants. Et F pour financemen­t. Il faut ouvrir d’autres Ehpad et susciter des vocations. J’ai vu des aidessoign­antes plus heureuses que des milliardai­res monégasque­s !

Quels conseils donneriez-vous pour trouver le bon Ehpad ?

Déjà, lire mon livre (rires) ! Aller sur le site pour-les-personnesa­gees.gouv.fr, sur les forums en ligne, sur le site de l’Ehpad… Puis, aller sur place. Visiter le matin pendant les toilettes, le soir au moment du coucher. Discuter avec les familles, le personnel, goûter la nourriture (pas le menu invités). Et ça doit sentir bon. Un Ehpad qui ne sent pas bon, c’est soit qu’il fait des économies sur les fourniture­s de protection urinaires, soit qu’il manque de personnel, soit que tout le monde s’en fout.

(1) Tu verras maman, tu seras bien, de Jean Arcelin, XO Editions, 528 pages, 19,90 euros.

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