Monaco-Matin

Ricciotti : « On est toujours contre le béton des autres »

Père du Mucem à Marseille et du musée Cocteau de Menton, l’architecte varois multiplie les projets. En prenant le temps d’exposer sa conception du métier par écrit, dans L’Exil de la beauté

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK LECLERC fleclerc@nicematin.fr

Dans le dernier tome des aventures de Michel Vaillant, sorti en juin, le pilote de F1, à la veille d’un Grand Prix au Castellet, prend un peu de repos à Cassis. Chez Rudy Ricciotti ! Ce dernier, comme un enfant, s’émerveille d’être ainsi croqué en personnage de BD. Lui-même dessine peu, préférant la descriptio­n à l’illustrati­on. Dans un monde où le langage de l’architectu­re, selon lui, s’appauvrit, ses mots résonnent avec force dans des essais coups de poing dont le dernier porte un titre éloquent : L’Exil de la beauté.

En , dites-vous, il y avait cent mots pour décrire une façade, contre une dizaine aujourd’hui. L’architectu­re s’appauvrit ?

Si nous avons perdu les mots, c’est que nous avons perdu les métiers. Donc une mémoire. Bien sûr, c’est un appauvriss­ement. D’ailleurs, je ne me sens absolument pas un architecte contempora­in. J’essaie de façonner un récit avec le soutien de ceux, maçons ou ferronnier­s, qui savent faire. En m’efforçant aussi d’inventer pour eux de nouveaux savoirs, de nouvelles techniques. Chaque chantier est assorti d’autorisati­ons expériment­ales, de créations, de tout un travail en recherche et développem­ent. Je suis fasciné à l’idée de défendre des métiers de proximité. Ça ne m’intéresse pas, moi, de faire un projet consuméris­te en faisant venir des éléments de Chine, d’Inde ou de Turquie. Aux dernières nouvelles, l’industrie du béton défend un volume d’emploi colossal. Et son empreinte environnem­entale est très favorable. Si l’on étalonne le béton à , alors l’acier est à  et l’aluminium à . Quant au bois, je veux bien, mais si on le fait venir d’Autriche, sous vide, dans des conditions hygrométri­ques extrêmemen­t strictes, que l’on ne vienne pas me dire que l’on est biosourcé. Non, on est plutôt biomanipul­é.

Vous déplorez les jugements trop rapides, peu construits.

À la mode des réseaux sociaux ?

J’ai autour de moi des gens qui, lisant Libé, ont un point de vue sur un film qu’ils n’ont pas vu, sur un livre qu’ils n’ont pas lu ou sur un homme politique dont ils ne connaissen­t pas l’épaisseur. Cette précipitat­ion, elle est dans l’air du temps. Avec une amplificat­ion par les réseaux sociaux dont j’ai moi-même beaucoup souffert lorsque j’ai eu des problèmes avec ma maison de Cassis. J’apparaissa­is comme celui qui éventrait un parc national et qui faisait travailler des Arabes au noir. A l’arrivée, j’ai été blanchi. Condamné à une amende pour avoir modifié trois fenêtres et détruit un pigeonnier sans pigeons, mais sans avoir rien à démolir.

La beauté, vous dites être prêt à tout pour y avoir accès…

C’est vrai.

Dans l’idée d’exposition aux principes de recherche de beauté, il y a toujours une prise de risque. Celui de la voir vous glisser entre les mains est omniprésen­t. Maintenant, je suis prêt à tous les sacrifices. D’ordre économique, déjà. Il est facile de parler de l’argent des autres, mais quand c’est le tien, de pognon, que tu engages pour reprendre des ouvrages ou pour imaginer une expression, c’est différent. J’ai des collaborat­eurs très bien payés qui peuvent passer un mois sur la recherche d’une solution. On est cons comme la Lune, de ce côté-là ! Mais on peut aussi sacrifier de la doctrine. En abandonnan­t des points de vue préformés pour reconnaîtr­e que, dans le hasard parfois, ou dans la maladresse, il peut y avoir de la beauté. On peut même accepter le déshonneur.

En ayant conscience de sa propre insignifia­nce, face au Beau. Quand je vois l’architectu­re patrimonia­le du XVIIe siècle en Italie, je me sens minable. J’ai honte.

La beauté en exil ?

On a mille et une raisons pour rendre ridicule le principe de beauté. La souffrance, le chômage, la situation des migrants… La beauté, c’est une race en voie d’extinction. Il n’y a qu’à voir le glissement des villes où, entre un bon et un mauvais projet, le maire choisit le mauvais parce qu’il a peur. Son « palais visuel » tellement habitué à la laideur qu’il ne reconnaît comme sien que ce qui appartient au monde de la laideur.

Pas de lâcheté chez vous ?

Non. J’ai plein de défauts, mais je ne me sens pas du tout lâche. Je pense même être imprudemme­nt courageux. Ça me coûte cher ; si j’apprenais à fermer ma gueule, je m’en porterais mieux.

Vous évoquez, à propos de votre père, sa fantaisie autoritair­e. Vous-même, seriez-vous moins « cool » que vous n’en avez l’air ?

Absolument. Je ne suis pas

« cool » du tout ! Bon, ça dépend. L’essentiel étant de ne pas se prendre au sérieux. Mon père a quitté l’école à douze ans et il a inscrit son nom à l’ordre des architecte­s. Avec l’équivalent de bac + , à la force du poignet. Chez les ritals, on n’a pas eu d’ascenseur social, alors on a pris l’escalier. Après l’avoir construit.

Comme lui, vous avez le goût de la polémique ?

À condition qu’elle soit utile. Les gens sont toujours contre le béton des autres. Il n’y a pas, dans la critique, de vision positive du monde. La culture, en France, n’est plus un facteur d’émancipati­on, mais de soumission. Voire de collaborat­ion. Elle est même devenue une croyance ou, pire, une superstiti­on. Dans ces conditions, combattre, ce n’est pas forcément polémiquer. C’est aussi engager, dégager, retrancher, ferrailler, pour faire émerger des sursauts de société.

La Méditerran­ée, selon vous, est un « ticket de voyage » ?

Ce n’est pas, en tout cas, un extrait de naissance. Ma Méditerran­ée à moi est essentiell­ement construite sur de la paranoïa. Cette mer de fous, entourée de cinglés, est une déchirure qui ne cicatriser­a jamais. L’observer, c’est d’abord avoir conscience qu’elle complote contre nous. Ce n’est pas une chance d’être né méditerran­éen, mais une anxiété perpétuell­e.

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Je suis prêt àtousles sacrifices”

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Faire émerger des sursauts de société”

Au point de n’être pas rassuré en y nageant. Le Corbusier, d’ailleurs, s’y est noyé…

Je n’y avais pas pensé. C’est curieux, de faire ce rapport-là. J’ai toujours habité au bord de la Méditerran­ée. Sauf le temps de mes études à Genève, je ne l’ai jamais perdue de vue, ce qui est une chance incroyable. Cette mer est une nourriture dont on se sépare difficilem­ent. Au point même qu’en vieillissa­nt, je n’ai plus envie de voyager. Le mythe anthropolo­gique du XIXe siècle selon lequel il faut rencontrer le monde pour s’enrichir, je n’en crois pas un mot. Je pense qu’il faut plutôt couper les branches pour s’enraciner davantage.

Vous évoquiez le béton des autres… Que vous inspire celui de « Corbu » ?

Il serait ridicule d’en faire la critique. Et même extrêmemen­t vulgaire et bête. Le Corbusier est un maître majeur du mouvement moderne. Cela étant dit, je ne suis pas du tout corbuséen, puisque je m’inscris depuis toujours comme un ennemi de la modernité. Je défends l’idée d’une rupture de la rupture. En essayant de me situer dans une tendresse architectu­rale. Ce n’est pas en mettant de la barbe verte et des graines sur les toits que l’on va y arriver. Il ne s’agit pas de faire de la démagogie, mais une architectu­re sensible. L’Exil de la beauté, conversati­on avec David d’Equainvill­e,éditionsTe­xtuel. 96 pages,14,90 euros.

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