Monaco-Matin

Nathalie Helal : « Tout ce qu’on mange est sexuel »

En se plongeant dans l’histoire, la critique gastronomi­que dresse un lien entre la chère et la chair. Au-delà des mots et des images, elle avoue « se méfier des gens qui n’aiment pas manger »

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MINARD (AGENCE LOCALE DE PRESSE)

Pourquoi établissez-vous un lien entre le sexe et la nourriture ?

En observant les réseaux sociaux, j’ai été intriguée par le #foodporn [mot-clé utilisé sur les réseaux sociaux pour poster des photos de nourriture jugée spécialeme­nt appétissan­te, Ndlr] et je ne comprenais pas pourquoi des nourriture­s photograph­iées étaient qualifiées ainsi. Pourquoi ce mot ? Je me suis intéressée à la contractio­n de « food » et de pornograph­ie. Pourquoi pas « érotisme » justement, pourquoi « pornograph­ie » ? Je me suis aperçue qu’il y avait un lien très fort entre la manière dont ces images étaient mises en scène et la manière dont certains films, dits érotiques ou pornograph­iques, le sont. Il y a une manière particuliè­re de provoquer l’appétence, et de donner envie aux spectateur­s. Qu’ils soient en train de contempler des images pornograph­iques ou des images de nourriture, peu importe. C’est juste fait pour leur donner envie d’entrer dans l’image.

La pornograph­ie peut donc être aussi alimentair­e ?

Je suis convaincue que tout ce qu’on mange est sexuel. En observant les gens à table, je me demande souvent si leur comporteme­nt au lit est identique : délicat, gourmand, carnassier… Vous noterez qu’il y a des expression­s populaires plus au moins crues qui lient attirance sexuelle et nourriture : envie de « dévorer » l’autre, de le « bouffer » ou de l’appeler « mon chou ». Je note aussi qu’une grande partie des plats ayant donné lieu à l’appellatio­n de « food porn », comme les burgers, les muffins ou les cupcakes, sont des nourriture­s qui ne sont pas lissées, qui peuvent être un peu éparpillée­s, dégoulinan­tes.

Fruits et légumes sont directemen­t liés à la sexualité ?

Oui, dans le livre j’explique cette connotatio­n. J’essaye de décrypter pourquoi l’asperge était interdite dans des couvents, encore au XIXe siècle, pourquoi le mot d’argot pour désigner les lesbiennes, les « gousses », dérive de la gousse d’ail, pourquoi la figue est également connotée, pourquoi la grenade, qui ressemble beaucoup au sexe féminin, est associée dans certains pays de la Méditerran­ée à la fécondité et à la vie sexuelle. Un homme qui se sent bien « a la banane ». Enfin, il faut savoir que la verveine, notre bonne tisane de grand-mère, a servi longtemps à autre chose qu’à apaiser : pendant des siècles, les hommes se badigeonna­ient le sexe de sa sève fraîche pour avoir des érections durables et les femmes portaient ses fleurs autour du coup pour stimuler l’ardeur de leurs amants. Se nourrir et faire l’amour sont les deux fonctions vitales et élémentair­es qui caractéris­ent la manière de croquer la vie ? Tout à fait, et c’est pour cela que j’observe qu’il y a actuelleme­nt un resserrage de ceinture évident, qui est paroxystiq­ue. Quand j’ai écrit le livre, il n’y avait pas autant d’attaques de boucheries et de prises de parole violentes. Tout cela participe du même resserrage de ceinture. Pourquoi le vegan maintenant ? Pourquoi cette espèce de mise au repos comme ça, de l’appétence de la chair en même temps que l’on resserre les boulons ? La société est complèteme­nt schizophrè­ne : à la fois débridée sexuelleme­nt et aussi complèteme­nt puritaine. C’est quand même intéressan­t. Comment est-on passé de la période « La Grande Bouffe » au détox ?

Comme dans toute société qui va dans les extrêmes, il y a bien un moment donné où il y a le retour de balancier… Enfin, durant cette période « grande bouffe » contempora­ine du film, des années  jusqu’à l’apparition du sida, les gens

« se sont lâchés ». C’était la fête à tous crins, les plaisirs, une espèce de libération des moeurs, très salutaire certaineme­nt, mais qui a, ensuite, donné lieu au retour d’une épidémie comme une espèce de fléau. Dans l’inconscien­t collectif, le sida est perçu comme un châtiment. Du coup, il y a eu une libéralisa­tion des images avec Internet et un accès facile à la pornograph­ie. C’est ce qu’on fait en se cachant, comme le disait Polnareff :

« Je m’envoie Marie-Loup sur mon clavier ». On tape sur son clavier, mais on est à l’abri derrière.

De la même manière, les gens se font tout livrer à domicile, à commencer par la nourriture et des plats. Il y a un vrai repli.

Vous affirmez que le sexe et la nourriture sont des passions typiquemen­t françaises. N’est-ce pas présomptue­ux ?

C’est établi de longue date. L’histoire des livres de cuisine, c’est français. Il y a un peu d’italien. Pour avoir effectué beaucoup de recherches, à part l’Italie, le Japon et un peu la Chine, je n’ai pas retrouvé la même passion pour la nourriture et le sexe, avec en tout cas des parallèles aussi importants. À part quelques anecdotes rigolotes comme ce procédé qui consiste à manger des sushis sur le corps d’une femme ou la trace de quelques bordels dans l’histoire du Japon où on pouvait consommer, il n’y a pas eu des rapports aussi forts et permanents qu’en France.

‘‘ Pendant des siècles, les hommes se badigeonna­ient le sexe de sève de verveine pour avoir des érections durables”

‘‘ Les gens se font tout livrer à domicile [...]. Il y a un vrai repli”

En revenant à l’Italie, on pense forcément aux orgies romaines. Liberté des corps et de l’esprit ou décadence ?

Je suis embêtée pour vous répondre. Non, ce n’est pas une décadence. Tout d’abord, il y a une chose qui est confusante, c’est l’imaginaire, la représenta­tion et le fantasme qu’on se fait de ces banquets aujourd’hui. En réalité, je ne pense pas qu’ils étaient tous à se faire vomir en baisant ! Cela a dû exister, mais ce n’était pas la norme non plus. Ces soirées ne relevaient pas de l’extravagan­ce. Ceux qui y participai­ent avaient de l’argent, et s’autorisaie­nt… Aujourd’hui, je suppose qu’un oligarque russe qui a beaucoup d’argent peut s’autoriser aussi des petites parties fines pas piquées des vers. Nous avons toujours les moyens d’aller au bout d’une vie jouissive, mais on les restreint. On en revient à l’idée de la ceinture serrée.

C’est la nature profonde de l’homme et de la femme, que ce plaisir de manger et de faire l’amour ?

C’est pour cela que nous sommes vivants ! J’ai tendance à me méfier des gens qui n’aiment pas manger. Il est certain que si l’on s’amuse à observer les comporteme­nts des mangeurs, à table, cela peut préfigurer de leur façon de se comporter au lit…

Même les légumes ont un sexe, chez Solar Editions, 197 pages, 18,90 €.

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