Nathalie Helal : « Tout ce qu’on mange est sexuel »
En se plongeant dans l’histoire, la critique gastronomique dresse un lien entre la chère et la chair. Au-delà des mots et des images, elle avoue « se méfier des gens qui n’aiment pas manger »
Pourquoi établissez-vous un lien entre le sexe et la nourriture ?
En observant les réseaux sociaux, j’ai été intriguée par le #foodporn [mot-clé utilisé sur les réseaux sociaux pour poster des photos de nourriture jugée spécialement appétissante, Ndlr] et je ne comprenais pas pourquoi des nourritures photographiées étaient qualifiées ainsi. Pourquoi ce mot ? Je me suis intéressée à la contraction de « food » et de pornographie. Pourquoi pas « érotisme » justement, pourquoi « pornographie » ? Je me suis aperçue qu’il y avait un lien très fort entre la manière dont ces images étaient mises en scène et la manière dont certains films, dits érotiques ou pornographiques, le sont. Il y a une manière particulière de provoquer l’appétence, et de donner envie aux spectateurs. Qu’ils soient en train de contempler des images pornographiques ou des images de nourriture, peu importe. C’est juste fait pour leur donner envie d’entrer dans l’image.
La pornographie peut donc être aussi alimentaire ?
Je suis convaincue que tout ce qu’on mange est sexuel. En observant les gens à table, je me demande souvent si leur comportement au lit est identique : délicat, gourmand, carnassier… Vous noterez qu’il y a des expressions populaires plus au moins crues qui lient attirance sexuelle et nourriture : envie de « dévorer » l’autre, de le « bouffer » ou de l’appeler « mon chou ». Je note aussi qu’une grande partie des plats ayant donné lieu à l’appellation de « food porn », comme les burgers, les muffins ou les cupcakes, sont des nourritures qui ne sont pas lissées, qui peuvent être un peu éparpillées, dégoulinantes.
Fruits et légumes sont directement liés à la sexualité ?
Oui, dans le livre j’explique cette connotation. J’essaye de décrypter pourquoi l’asperge était interdite dans des couvents, encore au XIXe siècle, pourquoi le mot d’argot pour désigner les lesbiennes, les « gousses », dérive de la gousse d’ail, pourquoi la figue est également connotée, pourquoi la grenade, qui ressemble beaucoup au sexe féminin, est associée dans certains pays de la Méditerranée à la fécondité et à la vie sexuelle. Un homme qui se sent bien « a la banane ». Enfin, il faut savoir que la verveine, notre bonne tisane de grand-mère, a servi longtemps à autre chose qu’à apaiser : pendant des siècles, les hommes se badigeonnaient le sexe de sa sève fraîche pour avoir des érections durables et les femmes portaient ses fleurs autour du coup pour stimuler l’ardeur de leurs amants. Se nourrir et faire l’amour sont les deux fonctions vitales et élémentaires qui caractérisent la manière de croquer la vie ? Tout à fait, et c’est pour cela que j’observe qu’il y a actuellement un resserrage de ceinture évident, qui est paroxystique. Quand j’ai écrit le livre, il n’y avait pas autant d’attaques de boucheries et de prises de parole violentes. Tout cela participe du même resserrage de ceinture. Pourquoi le vegan maintenant ? Pourquoi cette espèce de mise au repos comme ça, de l’appétence de la chair en même temps que l’on resserre les boulons ? La société est complètement schizophrène : à la fois débridée sexuellement et aussi complètement puritaine. C’est quand même intéressant. Comment est-on passé de la période « La Grande Bouffe » au détox ?
Comme dans toute société qui va dans les extrêmes, il y a bien un moment donné où il y a le retour de balancier… Enfin, durant cette période « grande bouffe » contemporaine du film, des années jusqu’à l’apparition du sida, les gens
« se sont lâchés ». C’était la fête à tous crins, les plaisirs, une espèce de libération des moeurs, très salutaire certainement, mais qui a, ensuite, donné lieu au retour d’une épidémie comme une espèce de fléau. Dans l’inconscient collectif, le sida est perçu comme un châtiment. Du coup, il y a eu une libéralisation des images avec Internet et un accès facile à la pornographie. C’est ce qu’on fait en se cachant, comme le disait Polnareff :
« Je m’envoie Marie-Loup sur mon clavier ». On tape sur son clavier, mais on est à l’abri derrière.
De la même manière, les gens se font tout livrer à domicile, à commencer par la nourriture et des plats. Il y a un vrai repli.
Vous affirmez que le sexe et la nourriture sont des passions typiquement françaises. N’est-ce pas présomptueux ?
C’est établi de longue date. L’histoire des livres de cuisine, c’est français. Il y a un peu d’italien. Pour avoir effectué beaucoup de recherches, à part l’Italie, le Japon et un peu la Chine, je n’ai pas retrouvé la même passion pour la nourriture et le sexe, avec en tout cas des parallèles aussi importants. À part quelques anecdotes rigolotes comme ce procédé qui consiste à manger des sushis sur le corps d’une femme ou la trace de quelques bordels dans l’histoire du Japon où on pouvait consommer, il n’y a pas eu des rapports aussi forts et permanents qu’en France.
‘‘ Pendant des siècles, les hommes se badigeonnaient le sexe de sève de verveine pour avoir des érections durables”
‘‘ Les gens se font tout livrer à domicile [...]. Il y a un vrai repli”
En revenant à l’Italie, on pense forcément aux orgies romaines. Liberté des corps et de l’esprit ou décadence ?
Je suis embêtée pour vous répondre. Non, ce n’est pas une décadence. Tout d’abord, il y a une chose qui est confusante, c’est l’imaginaire, la représentation et le fantasme qu’on se fait de ces banquets aujourd’hui. En réalité, je ne pense pas qu’ils étaient tous à se faire vomir en baisant ! Cela a dû exister, mais ce n’était pas la norme non plus. Ces soirées ne relevaient pas de l’extravagance. Ceux qui y participaient avaient de l’argent, et s’autorisaient… Aujourd’hui, je suppose qu’un oligarque russe qui a beaucoup d’argent peut s’autoriser aussi des petites parties fines pas piquées des vers. Nous avons toujours les moyens d’aller au bout d’une vie jouissive, mais on les restreint. On en revient à l’idée de la ceinture serrée.
C’est la nature profonde de l’homme et de la femme, que ce plaisir de manger et de faire l’amour ?
C’est pour cela que nous sommes vivants ! J’ai tendance à me méfier des gens qui n’aiment pas manger. Il est certain que si l’on s’amuse à observer les comportements des mangeurs, à table, cela peut préfigurer de leur façon de se comporter au lit…
Même les légumes ont un sexe, chez Solar Editions, 197 pages, 18,90 €.