Les maires, ces couteaux suisses de la République
Dans six mois, jour pour jour, se déroulera le premier tour des élections municipales. Si leur travail s’est complexifié, tous les maires ne sont pas désabusés. Nous avons aussi rencontré des élus heureux
La mort de Jean-Mathieu Michel, 76 ans, maire de Signes depuis trente-six ans, a rajouté depuis le 5 août à la colère des élus locaux. Leur tâche n’était déjà pas une sinécure. La voilà devenue physiquement périlleuse, dans une société de plus en plus ensauvagée, où le moindre rien peut prendre des proportions insensées. Au plan national, 361 maires ont subi des agressions en 2018, dont 40 % à caractère physique. Le drame de Signes, pour un simple dépôt sauvage, a donné un visage plus humain encore à ces 35 000 maires de France qui, pour 99 % d’entre eux, oeuvrent en faveur de la collectivité dans l’anonymat et pour des clopinettes. Cela fait quelques années déjà qu’ils disent leur exaspération. Les causes en sont multiples. L’Observatoire de la démocratie de proximité a tenté de les lister l’hiver dernier. Un chiffre a alors fait mouche : 49 % des maires élus en 2014 (55 % même parmi ceux de communes de moins de 500 habitants) n’envisageaient pas de se représenter en 2020, selon une projection réalisée à partir des réponses de 4 657 maires. La première raison invoquée par les élus ne souhaitant pas se représenter
tient de l’évidence : le boulot est prenant et 71 % aspirent à consacrer davantage de temps à leur vie personnelle.
Larbins de la République
Viennent ensuite le manque de moyens, une baisse croissante des dotations, la perte de services publics, la complexification administrative… 34 % des maires interrogés ont évoqué les carcans financiers, 36 % leur difficulté à répondre aux attentes de leurs administrés. Des administrés qui sont, en outre, devenus de plus en plus exigeants. Beaucoup aimeraient nouer avec le maire une relation consumériste, de client à commerçant.
Les maires ont le sentiment de ne plus être maîtres chez eux, plus encore d’y être parfois de simples « larbins » de la République. Des « serpillières » même, «avecde moins en moins de moyens et de plus en plus de responsabilités, qui ne servent qu’à dédouaner les services de l’Etat », comme l’a douloureusement ressenti Philippe Rion, ancien maire de Castillon, près de la frontière italienne, qui a jeté l’éponge en cours de second mandat, en février 2018.
Tant la logique de regroupement intercommunale que la redistribution territoriale des compétences ont accentué le sentiment de dépossession.
Les exemples abondent : le maire de Langouët, en Bretagne, a été désavoué le 27 août par le tribunal administratif pour avoir demandé l’instauration d’une distance d’éloignement des pesticides sur une parcelle cultivée. Albert Filippi, celui de Sainte-Agnès dans les Alpes-Maritimes, s’est vu imposer contre son gré l’implantation d’un centre de jeunes migrants isolés…
Un éventail de tracas
Le mandat de maire est dur. Particulièrement pour les « petits » maires ruraux, qui en connaissent les difficultés quotidiennes sans les gratifications narcissiques des édiles des grandes villes.
« Ils ont à gérer leur lot d’espaces naturels, de risques, de demandes de plus en plus exigeantes d’une population consommatrice de services ou en rupture sociale. Ils font face aussi à une réglementation fleuve et complexe à assimiler sans délai, à des services de l’Etat qui n’ont plus les moyens humains de les assister en matière d’ingénierie… », énumère Julia Guichard, directrice de l’Association des maires des Alpes-Maritimes. À l’inverse, seuls 9 % des maires des villes de plus de 30 000 habitants ne souhaitent pas se représenter.
Le bonheur d’être maire
Tout cela énoncé, le tableau ne doit pas être noirci à l’excès : les maires, malgré tous leurs tracas, sont aussi des gens heureux. Jean-Paul David, président de l’Association des maires ruraux des Alpes-Maritimes, le concède volontiers : « Le rôle de maire est devenu complexe, il réclame de plus en plus de compétences dans tous les domaines, techniques, juridiques… Le maire a besoin d’être soutenu car sa mise en cause pénale pèse aujourd’hui sur lui comme une épée de Damoclès, alors qu’autrefois personne n’aurait osé attaquer un élu. Mais ces difficultés, réelles, n’occultent pas le bonheur d’être maire, d’être au service de la collectivité, et la gratification sans pareille de faire évoluer sa commune. »
Un signe, d’ailleurs. Tandis que les candidatures de nouveaux venus fleurissent, les maires sortants seront sans doute moins nombreux qu’on l’estimait à déserter. Dans le Var, une quinzaine seulement sur 153 ont, pour l’heure, officiellement renoncé à rempiler. Dans les Alpes-Maritimes, sur 163, une trentaine ne repartiront pas à coup sûr, tandis qu’une cinquantaine hésitent encore (ou font mine d’hésiter). « Certains attendent aussi de voir comment le Parlement va traiter la loi Engagement et Proximité, si la fonction de maire sera vraiment soutenue et réhabilitée, au-delà des discours », souligne Julia Guichard. Le projet de loi sur le statut de l’élu doit être examiné cet automne. Il devrait comporter une revalorisation d’indemnités globalement faibles, repenser la responsabilité pénale des maires en leur accordant une meilleure protection juridique, leur conférer des pouvoirs de police accrus, favoriser enfin leur formation et leur reconversion.
De quoi susciter un regain notable des vocations ?
Alain Trampoglieri connaît bien les maires, pour les côtoyer depuis quarante ans. En 1984, cet ancien journaliste et éditeur, qui fut lui-même conseiller municipal tropézien dans les années 1980-1990, a lancé avec Edgar Faure, plusieurs fois ministre et président de l’Assemblée nationale, le concours de la Marianne d’or, un prix d’excellence qui récompense chaque année les municipalités méritantes et innovantes. Il en est toujours le secrétaire général.
Comment a évolué le « métier » de maire depuis quarante ans ?
Nous étions alors dans un pays davantage rural, avec des préfectures. Ceux qui en savaient plus que les autres, les notaires, les vétérinaires, les châtelains d’une certaine manière, devenaient maires. Et puis la société a changé.
Les rurbains sont arrivés dans les campagnes. Tout a évolué, tant au niveau des équipements que des hommes. Le maire est devenu un chef d’entreprise.
La baisse des dotations a-t-elle réellement plombé la gestion des communes ou les maires ont-ils exagéré son impact ?
Un budget doit être présenté en équilibre. Il a donc fallu faire mieux avec moins, ce qui est la conception même de la politique, en répondant aux besoins essentiels.
Mais les citoyens sont de surcroît devenus beaucoup plus exigeants : ils pensent que la collectivité et l’Etat peuvent tout faire. Mais si la mairie pouvait tout faire, cela résoudrait bien des problèmes ! La montée en puissance des intercommunalités a-t-elle été une bonne chose ?
Elles sont devenues une nécessité, mais il ne faut pas en faire un millefeuille avec des directeurs et des sièges sociaux qui ne sont pas facteurs d’économies. Lorsqu’on est maire, on ne peut plus rester à gérer uniquement son territoire, il faut aussi gérer les bordures. L’intercommunalité devient alors quasiment obligatoire.
Vous en côtoyez beaucoup. Les maires ont-ils autant le blues qu’on l’entend ?
Le mandat local est, pour beaucoup, une promotion sociale. Je ne pense pas que les maires aient autant le blues qu’on le dit. Ils ont les moyens de gérer, avec l’aide de leurs cabinets ou des sous-préfectures. Ceux qui ne se représentent pas rendent à leur manière service à la démocratie, en créant un appel d’air qui va permettre à d’autres personnes d’accéder à la gestion locale. Mais il y a aussi beaucoup de maires qui repartent. L’autre jour, j’en ai rencontré un qui va se représenter, alors qu’il a déjà ans de mandat au compteur. Il faut pour cela avoir l’ADN de la démocratie et de l’intérêt général en soi.
Comment voyez-vous le rôle du maire évoluer dans les années à venir ?
Il faudra faire attention que le maire ne devienne pas progressivement un shérif. Il doit être accessible, à l’écoute de la proximité, mais ne pas hésiter à oeuvrer avec les agents de l’Etat ou des autres collectivités.
Les municipales vont-elles rebattre les cartes et générer une poussée du Rassemblement national ?
Les couleurs politiques sont affichées dans les grandes villes. Mais une majorité de candidats, dans les zones rurales et même dans les communes moyennes, s’engagent en dehors des partis, par peur de diviser. Concernant le Rassemblement national, si l’on projette les résultats des européennes, il devrait gagner un certain nombre de communes. Mais cela dépendra beaucoup de la personnalité des candidats et de l’exaspération suscitée par certains sortants. Or, je ne crois pas que ces rejets se traduisent forcément par des choix aux extrêmes. Le problème, pour bon nombre de candidats, consistera à monter une liste.
On ne s’improvise pas maire.
Il faut déjà avoir oeuvré dans le monde associatif. Aujourd’hui, il faudrait presque posséder un permis de gérer. J’ai du mal à comprendre ceux qui veulent se présenter sans avoir assisté à un conseil municipal ni savoir ce qu’est un budget ou un avenant. Enfin, un maire n’est pas élu sur un bilan mais sur un programme. Et une fois le cap fixé, les maires élus auront tout intérêt à s’y tenir. La démocratie de proximité existe désormais et les électeurs ne tolèrent plus les promesses non tenues.
Alain Trampoglieri : « On ne s’improvise pas maire »