Monaco-Matin

Jacques Toubon : « Mon rôle est d’être un aiguillon »

Nommé Défenseur des droits par François Hollande, l’ancien ministre de la Justice de Jacques Chirac prend à coeur ses fonctions. De passage à Toulon, il nous livre ses satisfacti­ons et ses regrets

- PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE-LOUIS PAGÈS

Le Grenelle contre les violences conjugales vient de s’ouvrir. Allez-vous y intervenir et si oui, pour dire quoi ?

Il faut être clair : le Défenseur des droits n’a pas de compétence quand il s’agit d’infraction­s pénales. Les violences dont on parle dans ce cas précis, que ce soit des coups et blessures, des tentatives d’homicide, et malheureus­ement des meurtres, relèvent de la compétence de la justice pénale. En revanche, le Défenseur des droits a compétence pour lutter contre certains types de discrimina­tions qui peuvent être assimilées à de la violence, comme le harcèlemen­t discrimina­toire, le harcèlemen­t sexuel, ou le harcèlemen­t moral. Sur ces questions, je peux émettre des recommanda­tions pour mettre fin à la discrimina­tion, ou même soutenir des personnes devant les tribunaux. En réalité, mon action porte davantage sur le contexte dans lequel la violence peut s’exprimer. À ce sujet, les violences conjugales soulèvent d’ailleurs la question des stéréotype­s, et notamment celui de la supériorit­é sexuelle des hommes sur les femmes. Et toute une partie de mon travail de promotion de l’égalité consiste justement à détruire ces stéréotype­s qui sont à la base des comporteme­nts de harcèlemen­t, d’agression de la part des hommes sur les femmes.

Êtes-vous surpris par les différence­s de traitement entre les femmes et les hommes qui persistent encore aujourd’hui ?

Bien évidemment. Je suis très surpris notamment qu’on continue à faire des discrimina­tions dans le recrutemen­t, dans l’emploi, contre les femmes enceintes. On a l’impression qu’on n’a pas du tout entériné le fait qu’aujourd’hui les femmes travaillen­t, et qu’elles le font dans toutes les circonstan­ces. Faire des enfants ne doit en aucune façon influer sur le recrutemen­t, la carrière, le salaire des femmes. Malheureus­ement, dans la réalité, on s’aperçoit que c’est encore très fréquent. Mais les femmes ne sont pas les seules victimes. Ainsi, il y a aujourd’hui encore vis-à-vis des personnes handicapée­s des comporteme­nts d’indifféren­ce, d’hostilité qui sont extrêmemen­t surprenant­s. Quant aux droits de l’enfant, la France, qui a pourtant signé la Convention internatio­nale des droits de l’enfant il y a  ans, est très en retard dans ce domaine par rapport à d’autres pays.

Quelle est, selon vous, la plus grande injustice dans notre pays ?

Dans ma fonction, ce sont les inégalités d’accès aux droits qui reposent sur des inégalités sociales combinant souvent le genre, les vulnérabil­ités, l’origine. C’est pourquoi le Défenseur des droits agit à la fois pour développer l’accès aux services publics et lutter contre les discrimina­tions. Dans votre rapport annuel, vous avez été très critique sur l’interventi­on des forces de l’ordre lors des manifestat­ions. Diriez-vous qu’on assiste à une dérive autoritair­e du pouvoir ? Ma position sur cette question est simple : je regarde ce que sont les droits fondamenta­ux tels qu’ils sont proclamés, tels qu’ils sont appliqués par la jurisprude­nce… et je vérifie si les décisions qu’on prend sont conformes ou pas. En l’occurrence, en matière de maintien de l’ordre, je considère par exemple que l’utilisatio­n très dangereuse de certaines armes non létales crée un risque qui n’est pas conforme aux droits à l’intégrité et à la sécurité. Et je le dis. Je n’ai pas d’autre opinion. Le Défenseur des droits n’exprime ni opinion, ni conviction­s.

Il essaye de mesurer le degré d’effectivit­é ou pas de l’applicatio­n des droits. Dans un domaine complèteme­nt différent, je constate que la mise en oeuvre de la dématérial­isation des relations avec les services publics est faite sans tenir compte des personnes qui ont des difficulté­s avec la numérisati­on. Mais il est tout à fait possible que d’ici , date à laquelle toute démarche administra­tive sera numérique, le gouverneme­nt prenne des mesures qui aillent dans le sens de ce que j’ai demandé. Par exemple un accompagne­ment systématiq­ue de ces personnes peu à l’aise avec le numérique. Je ne suis pas du tout pessimiste sur cette modernisat­ion des services publics. Pas plus d’ailleurs en ce qui concerne la lutte contre les discrimina­tions. Je pense qu’on avancera. Mon rôle est justement d’être, d’une certaine façon, un aiguillon.

Que vous inspire le jeu macabre auquel se livrent les pays de l’UE sur l’accueil des migrants ?

Il y a deux ans, quand il y a eu l’affaire de l’Aquarius ,j’aidit que les règles internatio­nales excluaient le refoulemen­t des personnes qui sont en mer et que la France devait, dans le cadre européen, prendre sa part dans l’accueil de ces personnes. C’est un point de vue purement juridique. Les convention­s du droit internatio­nal maritime sont très claires là-dessus. Comme il est clair que dans le cadre de la politique migratoire européenne, chaque pays doit en prendre sa part.

Le rapatrieme­nt des enfants de djihadiste­s et de leurs mères fait débat en France. Vous y êtes favorable. Quitte à aller contre l’opinion publique. Pourquoi ?

La rétention d’enfants dans ces camps et leurs conditions de rétention constituen­t des atteintes à leurs droits garantis par la Convention internatio­nale des droits de l’enfant, ratifiée par la France en . Je considère en particulie­r que ne sont pas garantis la prise en considérat­ion de l’intérêt supérieur de l’enfant, principe reconnu de valeur constituti­onnelle, ainsi que le respect de ses droits fondamenta­ux, tels que le droit à la survie et au développem­ent, le droit d’être protégé contre toutes les formes de violences et de ne pas être détenu arbitraire­ment, le droit à la santé, à l’identité et à l’éducation. Dans une décision de mai dernier, je recommanda­is donc à l’État français d’adopter des mesures effectives permettant de faire cesser les traitement­s inhumains et dégradants subis par les enfants et leur mère dans ces camps et de mettre fin aux atteintes aux droits et à l’intérêt supérieur de l’enfant, conforméme­nt aux obligation­s internatio­nales de la France.

Vous avez été nommé pour six ans en . C’est bientôt l’heure du bilan. Des regrets ?

Mon sentiment c’est que, depuis  où Dominique Baudis a inauguré la fonction, le Défenseur des droits a incontesta­blement pris une place importante. À la fois dans le paysage institutio­nnel français et dans l’opinion publique. Beaucoup de gens le considèren­t aujourd’hui comme une voix qui est écoutée. De ce point de vue, je dirais que l’institutio­n a réussi.

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Le Défenseur n’exprime ni opinion, ni conviction­s”

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Le Défenseur est une voix écoutée”

L’augmentati­on de  %, depuis que je suis en fonction, du nombre des réclamatio­ns que nous recevons, témoigne non seulement du fait que les gens ont de plus en plus de besoins, mais qu’ils voient chez le Défenseur des droits un réel recours. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir des regrets. Je pense notamment que les pouvoirs publics ne sont pas suffisamme­nt réceptifs aux exigences mêmes des droits fondamenta­ux.

Les exemples ne manquent pas. Je pense que les droits des étrangers, y compris des mineurs étrangers, sont mal traités. Dans le domaine de la sécurité, un certain nombre de textes ont été votés qui, à mon sens, portent atteinte à l’État de droit. En gros, les mesures qui ont été prises ne sont pas équilibrée­s entre, d’une part, les exigences de sécurité qui sont légitimes, surtout contre le terrorisme, et, d’autre part, la garantie des libertés et des droits fondamenta­ux. Pour être plus clair, le maintien de l’ordre en France pourrait être fait de manière plus respectueu­se des droits fondamenta­ux que ça n’est le cas aujourd’hui. Et de manière tout aussi efficace.

Êtes-vous favorable à la création d’un défenseur de l’environnem­ent, comme le propose la députée du Var Cécile Muschotti ?

La façon dont nous traitons notre environnem­ent est évidemment essentiell­e pour l’avenir. Le droit d’avoir une planète préservée pourrait faire partie des droits que nous devons aux enfants. La propositio­n de Cécile Muschotti fait partie des pistes qui peuvent être explorées.

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