Monaco-Matin

ATTENTAT DU 14-JUILLET

« 19 tonnes », le livre bouleversa­nt d’un père ayant perdu sa fille

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURE BRUYAS lbruyas@nicematin.fr

Thierry Vimal a perdu sa fille sur la promenade des Anglais le soir du 14-Juillet. Amie. Sa première fille. Il l’appelait «mon coincoin en beurre », « mon Loulou de Poméranie ». Elle avait 12 ans. Sa gamine. Sa puce. Il a caressé une dernière fois son petit pied froid, a fermé ses yeux pour toujours. Et puis il a écrit. Mille pages qui racontent la vie d’après. La survie d’un père qui a laissé son coeur sur le long ruban d’asphalte et de sang qui borde la mer à Nice. 19 tonnes est un livre uppercut, choc, un journal de bord, à vif, un journal de mort presque insoutenab­le parfois. C’est surtout une superbe déclaratio­n d’amour à Amie.

Comment allez-vous, trois ans après l’attentat ?

Ça ne va pas. J’ai perdu mon enfant. Parfois, je me dis :

« Putain, elle est morte. »

Ça survient souvent. Il y a des moments où c’est vivable, d’autres où c’est invivable. On sent que l’écart se creuse entre les Niçois et les victimes de l’attentat. Il y a cette volonté de la ville de passer à autre chose. On refait des feux d’artifice. On refait la fête. Nous, on se sent décalés. On a envie de dire : « Vivez, partez devant, on vous rattrapera. » Nous, on vit dans la douleur perpétuell­e.

Cette douleur, vous avez choisi de l’écrire…

Ma fille a été violentée, assassinée, asphyxiée, séquestrée par la justice, autopsiée et raccommodé­e n’importe comment sans que l’on soit prévenus. Tous ses organes ne nous ont pas été rendus. Elle a été incinérée dans un local technique.

Ce livre, c’est une façon de la faire mourir décemment, de lui donner des funéraille­s dignes. C’est un tombeau littéraire. Ce livre devait être à la hauteur, ni putassier, ni sensationn­aliste. Je ne veux pas être la victime qui a fait un livre : je suis l’écrivain qui a vécu ce drame et qui en a fait un livre. Ce livre, c’est aussi une stratégie de survie.

Vous n’épargnez rien de l’horreur au lecteur…

Ça commence par le moment où je pose les yeux sur mon enfant morte à l’hôpital Lenval.

Je vois en premier ses pieds et je remonte tout son corps en sachant qu’à la fin, je croiserai son regard éteint. Le début du livre, c’est  pages de grêle et de tempête. L’attentat, les obsèques, la déferlante médicale, médiatique, administra­tive, politique… Mais c’est le prérequis de la suite. Il faut lire le livre en entier : tout n’est pas noir, il y a aussi tout ce qui est lumineux, l’humour, l’amour.

Comment avez-vous survécu ?

J’ai pensé au suicide altruiste. Tuer Laurette [la petite soeur d’Amie, Ndlr], Sophie [leur mère, Ndlr] et puis, me tuer moi. J’ai soudaineme­nt compris comment des pères pouvaient faire ça. Avec un petit peu d’entourage en moins, je le faisais. Ça m’a demandé du courage de ne pas passer à l’acte… S’il n’y avait pas eu Laurette, je me serais défenestré le soir de l’inhumation…

Comment grandit Laurette ?

Laurette est devenue plus âgée qu’Amie ne le sera jamais. Elle vient de rentrer en e où sa soeur n’est pas allée. Elle a la pêche même si ça ne veut pas dire que tout va bien.

La spirituali­té est un vrai levier de votre reconstruc­tion…

J’ai notamment eu un entretien avec le cheikh Bentounès, guide du soufisme [un courant mystique de l’islam, Ndlr].

Je l’ai revu plusieurs fois.

Ce n’est pas du goût de toutes les victimes. Mais j’ai eu besoin d’un dialogue avec l’islam. Être dans le rejet, c’est faire ce que veulent les terroriste­s qui nous demandent de prendre les armes. Le seul acte de résistance, c’est un dialogue de paix.

Ils n’auront pas votre haine. Mais arriverez-vous à pardonner ?

J’ai pardonné par moments, par la grâce d’Amie, dans des moments mystiques. Mais le pardon n’est pas permanent. Dans le livre, je raconte cette scène : je suis devant la tombe de ma fille. Je dialogue avec Amie sur la possibilit­é du pardon. Et en même temps, je tiens le terroriste par les cheveux et je lui fracasse la tête, les dents, le nez… Pour faire ce qu’il a fait, il faut une grosse carence en amour qui est exploitée avec beaucoup de facilité par les cadres de Daesh. C’est l’acte d’un enfant de trois ans d’âge mental qui prend un petit camion et qui écrase tous ses jouets.

Vous livrez aussi des détails très intimes sur votre couple, votre sexualité…

L’attentat survient en pleine séparation avec la maman d’Amie. Je me souviens d’un titre de votre journal, « Bonheurs brisés », mais nos malheurs aussi ont été brisés. Tout a été brisé. Le terroriste n’a pas broyé que des familles « Ricoré » : moi, je suis victime et aussi quelqu’un de volage, en pleine rupture. Dans le livre, je sacrifie beaucoup de mon intimité. Ce n’est pas de l’exhibition­nisme. Si on veut vraiment aller au fond des choses sur l’impact de l’attentat, on est obligé de raconter le dérèglemen­t que ça provoque sur l’intimité, sur le rapport à l’autre, le rapport à la sexualité, sur l’image de soi. Ça fissure l’ADN. Chaque victime le ressent. Même si je ne prétends surtout pas être le porte-parole des victimes. Ce livre est plein d’humilité par rapport à elles. Toutes les victimes du -Juillet ont leur propre  tonnes…

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Tout s’est arrêté : mon coeur et mon corps”

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  €, pour l’État, c’est le prix de la vie d’un enfant”

Vous n’avez pas réussi à reprendre le travail…

Le travail, pour beaucoup de victimes, c’est le meilleur remède. Moi, ça ne m’a pas fait de bien. Je n’y arrive pas. Travailler dans la com’ comme avant, ça ne m’intéresse plus. Quand c’était pour nourrir ma famille, ça avait du sens. Depuis Amie, le sens est totalement bouleversé.

Vous n’évoquez pas, dans ce livre, votre combat pour être indemnisé correcteme­nt...

J’ai touché deux fois   €. Pour l’État, c’est le prix de la vie d’un enfant mort dans l’attentat de Nice. Ensuite, ils m’ont proposé   € pour clore mon dossier. Mais je suis travailleu­r indépendan­t et j’ai perdu mes revenus pendant trois ans… Je suis endetté, pris à la gorge. D’autant que, comme j’ai touché quelques droits d’auteur pour mon livre, ils m’ont supprimé le RSA… L’État considère que je ne suis pas une victime, mais une victime par ricochet, car je n’étais pas sur la Promenade avec Amie. Le prix de la mort d’un enfant n’est pas estimable. Le prix du préjudice économique l’est. Mon avocate a déposé un référé.

Et l’avenir ?

Retrouver une vie normale ? Ça n’a plus de sens. Perdre sa fille, ça fait grandir en sagesse, en écriture, en disponibil­ité pour autrui. Mais j’ai l’impression que toute forme de vie sentimenta­le et sexuelle est finie. Tout s’est arrêté : mon coeur et mon corps.

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